I. La réparation du préjudice écologique avant l’arrêt Erika

La réparation des atteintes à l’environnement en France semble être davantage l’œuvre d’une police administrative (A). Mais le juge judiciaire joue également un rôle important dans cette réparation, notamment à travers la mise en œuvre de la responsabilité civile (B).

A. La responsabilité environnementale en France, une police administrative

Une avancée importante est intervenue avec la directive européenne n° 35 du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale qui vise la prévention et la réparation des atteintes à l’environnement. Elle garantit le respect du principe pollueur-payeur, en vertu duquel les opérateurs économiques doivent supporter le coût de leurs activités polluantes.
En France, la transposition de cette directive européenne est intervenue tardivement avec la loi Grenelle I du 1er août 2008 qui institue un régime de réparation du dommage écologique reposant sur l’exploitant (articles L. 160-1 et suivants, articles R. 161-1 et suivants du code de l’environnement). Selon Marcel Sousse, c’est davantage un régime de police administrative qui est institué. En effet, un décret n°2009-468 du 23 avril 2009 a précisé que l’autorité compétente chargée de la mise en œuvre de ce régime de police administrative spéciale est le préfet. L’exploitant doit agir préventivement (article L. 162-3 du code de l’environnement) pour empêcher la réalisation du dommage, informer l’autorité compétente, limiter l’ampleur du dommage, et enfin réparer le dommage. Mais le préfet a un rôle fondamental car il peut engager un dialogue avec l’exploitant responsable pour définir les mesures qui s’imposent en cas de menace imminente de dommage. Il est chargé de faire exécuter ses obligations à l’exploitant. Si celui-ci n’est pas capable d’agir ou le refuse, le préfet peut prendre lui-même les mesures de prévention et de réparation nécessaires. Il émerge comme « le garant et le gardien des ressources naturelles concernées ».
Le régime mis en place par la loi Grenelle I est donc essentiellement un régime de police administrative spéciale dans lequel les autorités administratives ont la charge d’organiser la réparation des dommages causés à l’environnement en poursuivant elle-même directement les exploitants responsables. Les conflits qui pourraient apparaître à l’occasion de la mise en œuvre de ce régime sont de la compétence du juge administratif.
L’écueil de ce régime se situe dans la restriction des dommages qu’il vise à réparer (les dommages aux sols, aux eaux, aux espèces protégées et aux services écologiques sont les seuls concernés). Associé au critère de gravité du dommage posé, le champ d’application de la loi apparaît assez restreint.
En pratique, le recours au juge judiciaire semble donc privilégié. D’autant que la loi Grenelle I, complétée ensuite par la loi Grenelle II n°2010-788 du 12 juillet 2010, a instauré un régime de responsabilité environnementale autonome. Il est à distinguer du régime de la responsabilité civile classique qui permet au juge judiciaire de réparer les dommages causés aux biens ou aux personnes résultant des atteintes portées à l’environnement (B).

B. Le juge judiciaire et la réparation des atteintes à l’environnement par le prisme de la responsabilité civile

Dans le droit commun de la responsabilité civile, selon Gilles Martin, l’environnement n’est envisagé que comme « vecteur » de dommages individuels, la responsabilité civile n’appréhendant le préjudice écologique qu’en raison de ses possibles conséquences matérielles ou morales, elle ne prend en compte que la lésion aux intérêts humains. C’est dans ce seul cas précis, ou pour les dommages écologiques purs non compris dans le champ d’application du régime spécial de responsabilité environnementale, que pourront être envisagées des indemnisations financières. Le préjudice écologique souffre d’une absence de caractère personnel (en raison de la nature collecte des biens inappropriables qu’il touche) alors que le régime de responsabilité civile classique exige un dommage certain, direct, et personnel.
L’article 1382 du code civil dispose que : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer », et l’article 1383 de rajouter : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». Dès lors, même en l’absence de faute, celui qui est à l’origine du dommage est responsable et doit le réparer sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle. Outre ce fondement, le juge judiciaire peut aussi réparer le dommage écologique de l’exploitant sur le fondement de la responsabilité contractuelle (articles 1142 et suivants du code civil), de la responsabilité du fait des produits défectueux (articles 1386-1 et suivants du code civil), ou encore de la théorie des troubles du voisinage. A ce sujet, Michel Prieur considère que cette théorie apparaît comme « un régime désuet et ségrégationniste qui sert la politique de développement industriel et de croissance illimitée. On ne tient compte ni de la réalité des dommages et de la gêne subie, ni de la gravité du fait dommageable ou de son anormalité mais simplement de « l’inconvénient », élément intermédiaire entre le fait dommageable et le dommage ».
Comme l’indique Olivier Fuchs, les exemples de réparation des préjudices écologiques nés de dommages écologiques se sont multipliés, mais ils semblaient isolés avant la médiatisation de l’affaire Erika. Ainsi, l’affaire des boues rouges déversées au large de la Corse a été un des premiers exemples de réparation du préjudice causé à la nature par le juge judiciaire (TGI Bastia, 8 décembre 1976, « affaire Montedison »), indemnisant la perte de biomasse comme constituant une perte de stock pour les pêcheurs (préjudice économique). Outre des affaires de pollution (T. corr. Brest, 4 novembre 1988), le juge judiciaire a aussi indemnisé le préjudice moral des associations de défense de l’environnement du à la destruction d’animaux appartenant à des espèces protégées (Civ. 1ère, 16 novembre 1982, « affaire du balbuzard-pêcheur » ; CA Pau, 17 mars 2005 ; CA Aix-en-Provence, 13 mars 2006 ; T. corr. Dax, 11 mai 2006).
Si la loi conférait certaines habilitations aux associations de protection de l’environnement pour agir (La loi Barnier du 2 février 1995 a conféré une habilitation aux associations agrées de protection de l’environnement d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre : article L. 142-2 du code de l’environnement), le juge judiciaire semble accroître la recevabilité de leurs actions, et a d’ailleurs supprimé le critère de l’agrément (Civ. 1ère, 16 nov. 1982 ; CA Bordeaux, 13 janvier 2006 ; CA Rennes, 23 mars 2006 ; Civ. 2ème, 5 octobre 2006 ; Civ. 2ème, 7 décembre 2006 ; Civ. 2ème, 14 juin 2007). La réparation du préjudice moral s’est aussi affinée avec des responsabilités reconnues pour atteinte à l’image (CA Aix-en-Provence, 25 juillet 2006), atteinte à la réputation des stations touristiques du littoral (CA Rennes, 18 avril 2006), ou encore de trouble de jouissance (CA Rennes, 27 mars 1998).
S’agissant de pollution par hydrocarbures plus particulièrement, il convient d’évoquer l’affaire de l’Erika (TGI Paris, 16 janvier 2008) qui a permis la consécration juridique du préjudice écologique, indépendamment de la seule réparation du préjudice moral ou matériel né des atteintes à l’environnement. Cette affaire est relative à la tristement célèbre catastrophe écologique du pétrolier Erika ayant fait naufrage au large des côtes bretonnes en 1999, dont les cuves de fioul se sont répandues dans la mer et sur le littoral. A la suite de cette affaire, le préjudice résultant d’une atteinte causée à l’environnement par une société pourra être réparé en dehors de tout préjudice moral ou matériel, ce qui constitue une avancée considérable. Dans son arrêt du 30 mars 2010, la Cour d’appel de Paris fait pour la première fois directement référence au terme de « préjudice écologique ».
Enfin, le juge judiciaire a aussi réparé les atteintes à l’environnement en nature, dans l’esprit de la directive communautaire de 2004 (CA Rennes, 5 juillet 1996).

Ces manœuvres du juge judiciaire, associées au régime de responsabilité environnementale spécifique instauré grâce à la directive communautaire de 2004, démontrent la volonté de reconnaître le préjudice écologique de manière autonome (II).

II. Vers une reconnaissance du préjudice écologique

Quelles sont alors les perspectives d’avenir du préjudice écologique? Si le juge judiciaire semble l’avoir consacré (A), une réforme serait nécessaire pour l’inscrire dans notre code civil (B).

A. La consécration du préjudice écologique par l’arrêt Erika

La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 30 mars 2010, a reconnu la responsabilité pénale de Total, mais elle a écarté sa responsabilité civile, en vertu d’une convention internationale qui impute la responsabilité sur le propriétaire du navire alors que Total était, en l’espèce, l’affréteur. Selon cette convention, l’armateur du navire peut éventuellement voir sa responsabilité engagée s’il a commis une faute caractérisée. Or, en l’espèce, la Cour d’appel a considéré que Total avait la qualité d’armateur mais n’avait pas commis de faute caractérisée. Elle a toutefois alloué des dommages-intérêts en réparation du préjudice écologique à la charge du propriétaire du navire. Suite au pourvoi en cassation porté, l’avocat général pensait que l’affaire donnerait lieu à une cassation totale car, d’après lui, les juridictions françaises ne sont pas compétentes en vertu des conventions internationales et la notion de préjudice écologique n’existe pas.
Mais, un grand pas en avant a été fait avec l’arrêt Erika de la chambre criminelle du 25 septembre 2012 qui est venu consacrer le préjudice écologique dans la jurisprudence. Réunie dans sa formation plénière, la chambre criminelle a rejeté les pourvois formés par les prévenus et donné raison à la Cour d’appel. En vertu de la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer portant sur la protection et la préservation du milieu marin, elle a confirmé la compétence des juridictions françaises pour sanctionner un rejet involontaire d’hydrocarbures dans une zone économique exclusive française par un navire étranger, dès lors qu’il avait engendré un dommage grave dans sa mer littorale et sur son littoral. Sur le fondement de la Convention internationale de 1992 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, elle considère que l’ensemble des intervenants à l’acte de transport poursuivis devant le juge pénal et ayant commis une faute de témérité pouvaient voir leur responsabilité civile recherchée pour toutes les catégories de dommages retenus par la Cour d’appel. Elle a ainsi retenu la responsabilité civile de l’affréteur Total qui avait commis cette faute de témérité en le condamnant solidairement avec ses coprévenus à réparer les conséquences du dommage environnemental. En l’espèce, la Cour de cassation a fait application des pouvoirs qu’elle tient de l’article L. 411-3, alinéa 2, du code de l’organisation judiciaire, qui l’autorise à mettre fin au litige lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d’appliquer la règle appropriée.
Cette décision a depuis lors une grande résonance. Il semble que le juge judiciaire vienne compenser les manques législatifs, mais il se trouve peu armé pour ce faire. Son intervention dans un cadre juridique inadapté au préjudice écologique rend nécessaire une réforme (B).

B. Vers une réforme visant à introduire le préjudice écologique dans le code civil

Une consécration jurisprudentielle du préjudice écologique telle qu’elle l’a été dans l’arrêt Erika n’a pas laissé sourds le gouvernement et le législateur. La ministre de la Justice, Christiane Taubira, avait parlé d’un « grand jour pour le droit de l’environnement » à l’occasion de l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans l’affaire Erika en septembre 2012. Elle a ensuite déclaré à l’Assemblée nationale la volonté du gouvernement d’en « tirer tous les enseignements » et « d’inscrire cette jurisprudence dans le code civil par la reconnaissance du préjudice écologique ». Déjà, une proposition de loi avait été faite en mai 2012, par le sénateur Bruno Retailleau, visant à insérer le principe de la réparation du préjudice écologique dans un article 1382-1 du code civil et 1382-2 disposant notamment que cette réparation se ferait par priorité en nature. Récemment, une nouvelle proposition de loi avec le même objet a été déposée à l’Assemblée nationale par les députés Alain Leboeuf et Christophe Priou. Philippe Delebecque souligne également l’importance des Paquets Erika 1, 2 et 3 sur les exigences de sécurité du navire et de la navigation.
La doctrine n’est pas non plus restée vaine à ce sujet, bien au contraire. Ainsi, une nomenclature a été publiée en avril 2012, définissant le préjudice écologique comme « l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement », ou plus précisément comme « l’atteinte aux éléments et/ou aux fonctions des écosystèmes, au-delà et indépendamment de leurs répercussions sur les intérêts humains ». Un rapport du Club des juristes, dont la commission de l’environnement était présidée par Yann Aguila, intitulé « Mieux réparer le dommage environnemental », est intervenu en avril 2012. Il propose d’inscrire dans le code civil le principe de la réparation des dommages causés à l’environnement pour en faire un principe directeur du droit de la responsabilité civile. Une réponse reste cependant à déterminer sur le point de savoir s’il conviendra de retenir une responsabilité subjective pour faute ou négligence, ou une responsabilité objective indépendamment de tout comportement fautif. Le rapport proposait aussi de favoriser la réparation en nature en permettant au juge de prononcer directement les mesures de réparation. Lorsque la réparation en nature ne serait pas possible, des dommages-intérêts pourraient être alloués en étant affectés à un fonds spécial créé pour la protection de l’environnement (sous le contrôle de l’Ademe). La question des dommages-intérêts punitifs n’a pas été résolue car ils sont interdits en droit de la responsabilité civile.
Concernant le volet pénal, les amendes prononcées pour les infractions à l’environnement ne sont guère dissuasives encore à l’heure actuelle. Cela a été dénoncé lors de la conférence Environnement et polices du Conseil d’Etat le 22 janvier 2013 à l’occasion de laquelle, ses participants, François-Guy Trébulle et Dominique Guihal, ont également mis en avant le problème de l’articulation entre le régime de police administrative instauré par la loi Grenelle I et le régime de responsabilité civile classique. Comment en effet articuler la réparation judiciaire et la réparation administrative dans un « souci de cohérence et d’efficacité » (Valérie Ravit, Olivier Sutterlin) ? Que faire lorsque le préfet estime qu’il y a un lien de causalité et que le juge judiciaire est opposé à cette constatation ? La reconnaissance d’une class action pour réparer l’atteinte à un intérêt collectif serait-elle une solution ? De même les questions de la spécificité de la réparation, la réparation pécuniaire étant impropre à réparer l’environnement qui est bien commun et n’a pas de valeur économique, et la difficulté d’évaluer le préjudice écologique, sont autant de questions sur lesquelles le législateur devra trancher.
Pour certains auteurs, l’inscription du préjudice écologique dans le code civil appelle une réforme plus générale du droit des obligations. En témoignent les projets Terré et Catala qui proposent une notion d’atteinte à un intérêt collectif. De même, Laurent Neyret plaide en cette faveur, considérant qu’une réforme du code civil s’impose pour pallier l’insuffisance et l’inefficacité de la loi Grenelle I et « entreprendre un effort de clarification de la responsabilité civile dans sa globalité ». La Garde des Sceaux elle-même semble favorable à cette idée. A l’occasion de la séance de questions au gouvernement du 11 octobre 2012, elle a indiqué avoir « engagé d’ores et déjà une réforme de grande ampleur de notre droit de la responsabilité ». En plus du principe de responsabilité des sociétés mères du fait de leur filiale instaurée par la loi Grenelle II, cette réforme pourrait faire entrer la théorie des troubles anormaux du voisinage dans le code civil. Ainsi, Mathilde Boutonnet évoque un mouvement plus général «d’écologisation du droit des obligations ».

Les ambitions et actions en faveur de la reconnaissance du préjudice écologique sont donc nombreuses, démontrant la volonté de l’ensemble des parties prenantes de protéger au mieux la nature. L’année 2013 sera-t-elle une année charnière pour le destin du préjudice écologique ?