
Le Règlement de Bruxelles et la responsabilité nucléaire
Par Bo HAN
Posté le: 14/09/2012 11:24
Adopté en vertu des compétences communautaires définies à l’Article 61(c) et à l’Article 65 du Traité
CE, ce règlement a pour objectif d’« unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de simplifier les formalités en vue de la reconnaissance et de l’exécution rapides et simples des décisions émanant des États membres ».
Le Règlement de Bruxelles contient des règles très détaillées en matière de compétence internationale des tribunaux et d’exécution des décisions au sein de l’UE.
En vertu de l’Article 1(1) du Règlement, celui-ci s’applique « en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives ».
Le Règlement ne définit pas expressément les relations qui relèvent des « matières civiles et commerciales ». On peut interpréter cette expression de plusieurs manières.
Il est tout d’abord intéressant de la comparer à la formulation retenue pour d’autres instruments juridiques communautaires portant sur l’entraide civile. Le règlement dit Rome II exclut ainsi expressément de son champ d’application les obligations non contractuelles qui résultent d’un dommage nucléaire.
Comme le Règlement de Bruxelles ne comporte pas une telle exclusion, on peut le juger applicable à la responsabilité nucléaire dès lors que celle-ci concerne des « matières civiles et commerciales ».
En outre, la définition exacte du champ d’application du règlement dépend de l’interprétation qui en est donnée par la Cour de justice de l’Union européenne.
Concernant l’exploitation de l’énergie nucléaire, son classement parmi les « actes commis dans l’exercice de la puissance publique » a déjà été débattu dans le passé. Étant donné que les questions de responsabilité nucléaire sont prises en compte depuis les années 60, grâce aux conventions internationales sur la responsabilité civile et que les utilisations industrielles de l’énergie nucléaire sont généralement considérées comme une activité à caractère commercial, le caractère civil des affaires de responsabilité nucléaire ne semble plus aujourd’hui faire de doute. Cependant, la nature des relations de responsabilité nées de l’exploitation d’installations nucléaires à des fins militaires, lesquelles installations sont exclues du champ d’application des conventions internationales sur la responsabilité nucléaire en vigueur, n’a pas encore été clarifiée de manière définitive.
Compte tenu de ces arguments, on peut avancer que les dispositions du Règlement de
Bruxelles sont directement applicables aux questions de responsabilité nucléaire, sauf si la responsabilité concernée est expressément traitée d’une autre manière par le règlement.
S’agissant des règles de compétence judicaire, l’Article 2(1) du Règlement de Bruxelles dispose que les personnes domiciliées dans un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.
De plus, l’Article 5 du Règlement prévoit un fort alternatif en matière délictuelle ou quasi-délictuelle.
Dans ce cas, une personne domiciliée dans un État membre peut être attraite devant le tribunal (d’un autre État membre) « du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».
Les affaires de dommages nucléaires entrent manifestement dans le champ d’application de cette disposition. Le « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » n’est pas défini expressément dans le règlement. Cependant, la jurisprudence élaborée par la Cour de justice des Communautés européennes depuis les années 80, a confirmé que ce lieu peut s’entendre de deux façons : soit comme le lieu où le fait dommageable qui a causé le dommage s’est produit, soit comme le lieu où le dommage s’est produit. C’est au demandeur de choisir entre ces deux lieux.
Les dispositions du Règlement de Bruxelles permettent donc le recours au forum shopping, jugé favorable aux intérêts des victimes.
Comme l’a souligné la Cour de justice des Communautés européennes, en établissant un cadre commun pour la compétence judiciaire et l’exécution des décisions dans l’UE, la réglementation a pour seul objet de « déterminer la ou les juridictions compétentes pour connaître du litige en fonction du ou des lieux où s’est produit un fait considéré comme dommageable ». En revanche, elle ne précise pas les conditions dans lesquelles le fait générateur peut être considéré comme dommageable à l’égard de la victime, ainsi que les éléments de preuve que le demandeur doit produire devant la juridiction saisie pour permettre à cette dernière de statuer sur le bien-fondé de l’action. Au contraire, « ces questions doivent donc être tranchées par la seule juridiction nationale saisie, appliquant le droit matériel désigné par les règles de conflit de lois de son droit national, sous réserve que cette application ne porte pas atteinte à l’effet utile de la convention ». Par conséquent, les règles de conflit de lois de la juridiction saisie, en vertu des règles de compétence judiciaire susmentionnées, déterminent le droit applicable à l’affaire de responsabilité nucléaire en question.
L’Article 33(1), du Règlement de Bruxelles prescrit que « les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure ».
Le règlement facilite l’exécution des décisions de justice entre États membres et dispose que la décision étrangère ne peut en aucun cas faire l’objet d’une révision au fond. Néanmoins, il exige toujours une déclaration constatant la force exécutoire en disposant, en son Article 38, que les « décisions rendues dans un État membre et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée ».
Ces décisions de justice ne peuvent toutefois être invalidées que dans des conditions définies expressément dans le Règlement. Parmi celles-ci, l’atteinte à l’ordre public de l’État qui doit exécuter la décision joue un rôle significatif. Cet aspect de l’exécution des décisions en matière nucléaire sera examiné plus loin, car il occupe une place particulièrement importante dans le patchwork de responsabilité nucléaire qui existe aujourd’hui en Europe.
Cependant, l’Article 71(1) du Règlement contient une clause d’exclusion qui donne la primauté aux conventions spéciales. Aux termes de cette disposition, le Règlement de Bruxelles « n’affecte pas les conventions auxquelles les États membres sont parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions ».
L’objectif de cette exception est de faire respecter les règles de compétence établies par des conventions spéciales, « ces règles ayant été édictées en tenant compte des spécificités des matières qu’elles concernent ».
En dépit des règles très détaillées de compétence judiciaire et d’exécution des décisions énoncées dans les conventions, le Règlement de Bruxelles peut être appliqué à des affaires de responsabilité nucléaire dans un nombre non négligeable de cas.
Les « nouveaux » États membres ne sont pas tous parties contractantes aux conventions en vigueur sur la responsabilité nucléaire. Dans les pays qui ne sont pas parties contractantes, le règlement est directement applicable si un dommage nucléaire survient. Il s’agit des cas d’application directe.
La règle énoncée à l’Article 71, paragraphe 1 du Règlement de Bruxelles laissait plusieurs questions sans réponse. En particulier, les situations où une convention spéciale ne traite que partiellement une question qui est, par ailleurs, réglée par le Règlement de Bruxelles, soulevaient des questions.
Concernant ces situations, la Cour de justice des Communautés européennes a souligné que « lorsqu’un État est également partie contractante à une autre convention relative à une matière particulière, laquelle comporte des règles sur la compétence judiciaire, cette convention spéciale n’exclut l’application des dispositions de la convention de Bruxelles que dans les cas réglés par la convention spéciale et non pas dans ceux que celle-ci ne règle pas ». Par conséquent, dans les cas qui ne sont pas couverts par les conventions internationales sur la responsabilité nucléaire en vigueur, les dispositions du Règlement de Bruxelles sont applicables aux questions de responsabilité nucléaire.
Aujourd’hui, les États membres qui ne sont parties contractantes ni à la Convention de Paris ni à celle de Vienne sont au nombre de cinq : l’Autriche, l’Irlande, le Luxembourg et deux îles de la Méditerranée, Chypre et Malte.
Le fait est que ces États membres ne disposent d’aucune installation nucléaire en exploitation sur leur territoire. L’Autriche, l’Irlande et le Luxembourg ont des voisins qui disposent d’installations nucléaires, voire envisagent d’en construire de nouvelles, et qui sont parties contractantes à une convention sur la responsabilité nucléaire en vigueur. Les parties non contractantes considèrent en général que les dispositions des traités internationaux sur la responsabilité nucléaire sont bien plus favorables au développement d’une industrie nucléaire naissante qu’aux intérêts des victimes : « Dans le cas de l’Irlande, comme dans celui du Luxembourg ou de l’Autriche, il serait difficile de trouver une seule raison d’adhérer à ces conventions. ». « Cependant, d’une manière générale, la conclusion à laquelle on aboutit est que les règles de compétence édictées dans les conventions de Paris et de Vienne ne sont plus adaptées à la protection des victimes potentielles d’un accident nucléaire. Elles attestent toujours d’un parti pris en faveur du développement de l’industrie nucléaire, développement qui était une préoccupation majeure des gouvernements concernés à l’époque où elles ont été rédigées. »
L’inquiétude principale de ces États membres, s’agissant des dispositions relatives à la compétence judiciaire qui figurent dans les deux grandes conventions, est que, sous l’empire de ces traités, la victime n’ait pas le droit d’introduire une demande de réparation dans son pays d’origine.
Pour ce qui est du principe de compétence exclusive, les États non contractants se préoccupent des difficultés que ce principe pose en termes de langue, de coûts et d’éloignement géographique.
Confrontés au cadre juridique établi par les conventions de Paris et de Vienne, les États qui ne sont pas parties aux conventions préfèrent, dans les affaires de responsabilité nucléaire, appliquer le Règlement de Bruxelles qui « offre une protection satisfaisante ou supérieure ». C’est pourquoi, si un accident nucléaire survenait dans une installation nucléaire située en France et provoquait des dommages sur le territoire du Luxembourg voisin, les dispositions du Règlement de Bruxelles, en tant que lex generalis, s’appliqueraient.
La victime a deux possibilités : soit elle invoque la règle actor sequitur forum rei, ce qui signifie qu’elle saisit un tribunal étranger conformément à l’Article 2(2) du Règlement de Bruxelles, soit elle invoque l’Article 5 du Règlement, qui lui permet d’attraire l’exploitant dans « le lieu où le fait dommageable s’est produit », ce qui signifie qu’elle intente une action en justice dans son pays d’origine et que le droit de son pays s’applique.
Ainsi, si la victime choisit d’attraire l’exploitant dans son pays à elle, les décisions, conformément aux dispositions correspondantes du Règlement de Bruxelles, doivent être exécutées dans le pays où l’exploitant est domicilié. L’exécution de telles décisions, qui fait obstacle au principe de compétence exclusive posé dans les traités internationaux sur la responsabilité nucléaire, a été une question longuement débattue par la doctrine.