
Applicabilité du droit de la concurrence au secteur nucléaire
Par Bo HAN
Posté le: 14/09/2012 10:20
Il ne fait pratiquement aucun doute aujourd’hui que le droit de la concurrence s’applique au secteur nucléaire. C’est ce que confirme un consensus de plus en plus large entre la doctrine, la pratique de la Commission européenne et plusieurs autorités nationales de la concurrence qui ont appliqué à de nombreuses reprises la réglementation de la concurrence à ce secteur.
De manière générale, toute activité économique est soumise aux règles de concurrence. À moins d’être considérées comme des services d’intérêt économique général, les activités nucléaires sont de nature économique et donc pleinement assujetties à ces règles.
Au niveau de l’Union européenne, il a été avancé pendant quelque temps que les règles de concurrence du Traité CE ne pouvaient s’appliquer aux activités nucléaires, puisque celles-ci étaient régies par le Traité Euratom qui ne comporte pas de dispositions sur la concurrence.
Les partisans de cette interprétation mettaient l’accent sur le caractère général de lex specialis apparemment conféré au Traité Euratom par son Article 106a, qui dispose que « les dispositions du Traité sur l’Union européenne et du TFUE ne dérogent pas aux dispositions du présent traité ».
Cette formulation nécessite cependant une analyse au cas par cas : il ne peut exister de dérogation qu’en présence d’une contradiction entre les dispositions des deux traités.
Il semble maintenant communément admis que le Traité Euratom constitue une lex specialis, et que les règles de concurrence de l’UE s’appliquent au secteur nucléaire tant que le Traité Euratom n’y déroge pas. La Commission européenne a plusieurs fois réaffirmé cette position qui semble résulter logiquement de la jurisprudence générale de l’UE.
Il faut noter que chaque ordre juridique peut choisir d’exclure des secteurs économiques du champ d’application du droit de la concurrence. Cependant, il n’existe pas d’exclusion de ce type au niveau de l’UE concernant les activités nucléaires. En outre, même si les États membres sont libres de prévoir une telle exclusion, la primauté du droit communautaire dans ce domaine et la facilité avec laquelle la jurisprudence constate un effet sur les échanges entre les États membres limiteraient pratiquement toujours, l’application de cette exclusion nationale aux pratiques unilatérales et au contrôle des concentrations.
La question qui se pose en fait concerne la portée précise de l’applicabilité du droit de la concurrence. Dans quelle situation peut-on considérer que le Traité Euratom déroge aux règles de concurrence ?
Avec la libéralisation des marchés de l’énergie dans l’UE et la concurrence accrue entre les États membres et entre différents modes de production d’électricité, les questions de restrictions ou de distorsions de la concurrence sont devenues plus sensibles dans le secteur nucléaire qui a ainsi suscité un regain d’attention.
Certains groupes écologistes, par exemple, semblent étudier la possibilité d’utiliser le droit de la concurrence pour affirmer l’absence de viabilité économique de l’énergie nucléaire.
Pour traiter cette question, il faut d’abord répertorier les dispositions du Traité Euratom qui risquent d’entrer en conflit avec le droit de la concurrence :
Le chapitre 6 du Traité Euratom régit l’approvisionnement en minerais, matières brutes et matières fissiles spéciales, acheminés par l’Agence d’approvisionnement d’Euratom. En établissant une politique commune d’approvisionnement fondée sur le principe de l’égal accès aux ressources, l’Article 52 du Traité Euratom a pour résultat d’exclure ces ressources du champ normal de la concurrence sur le marché, du côté de la demande, d’où un effet spécifique au niveau des prix.
L’Article 98 du Traité Euratom dispose que les États membres « prennent toutes les mesures nécessaires afin de faciliter la conclusion de contrats d’assurance relatifs à la couverture du risque atomique ».
Ce récapitulatif montre bien que les affaires dans lesquelles une pratique relève du droit de la concurrence de l’UE et de dispositions potentiellement contradictoires du Traité Euratom sont relativement rares.
Les possibilités de conflit entre les deux traités sont de ce point de vue extrêmement limitées, de sorte que le débat sur la portée précise de l’applicabilité du droit de la concurrence de l’UE au secteur nucléaire, apparaît dans la plupart des situations comme dénué d’intérêt pratique.
En revanche, les conflits possibles abondent à un autre niveau, celui des objectifs des traités. Alors que la politique de la concurrence vise le bien-être des consommateurs et le bon fonctionnement du marché intérieur, le Traité Euratom fixe des objectifs spécifiques qui, comme l’a montré la pratique, ne sont pas toujours appuyés par les règles antitrust.
L’article premier du Traité Euratom prévoit que la Communauté établit les « conditions nécessaires à la formation et à la croissance rapides des industries nucléaires ». L’Article 2 dispose qu’elle doit : développer la recherche et assurer la diffusion des connaissances techniques ; faciliter les investissements et assurer, notamment en encourageant les initiatives des entreprises, la réalisation des installations fondamentales nécessaires au développement de l’énergie nucléaire dans la Communauté ; veiller à l’approvisionnement régulier et équitable de tous les utilisateurs de la Communauté en minerais et combustibles nucléaires.
Aucune dérogation générale n’existe s’il est constaté que les différentes dispositions sont complémentaires, dans la mesure où elles poursuivent des objectifs divers sans s’exclure ou s’annuler mutuellement.
En d’autres termes, lorsque des matières dissemblables sont réglementées, qu’il n’existe pas de contradictions abstraites et nécessaires et quelles que soient les conditions spécifiques, le principe de la lex specialis n’entre pas en jeu et la situation – assez banale – est celle de deux ensembles de règles poursuivant des objectifs différents dans la même situation.
Le meilleur exemple connu d’une telle situation dans l’application du droit communautaire de la concurrence est l’affaire Wouters. En essayant de déterminer quelles sont les dispositions du Traité Euratom qui dérogent au droit de la concurrence de l’UE, il faut enfin garder à l’esprit que, dans la mesure où le Traité Euratom constitue « une lex specialis dérogeant à la lex generalis qu’est le Traité CE, les termes servant à circonscrire son champ d’application doivent être interprétés de manière stricte ».
À la lumière de ce qui précède, il semble qu’en dehors des pratiques effectivement exclues du champ de la concurrence par le chapitre 6 (moins nombreuses qu’on ne pourrait le penser) et des avantages concédés aux entreprises communes en vertu de l’annexe III, aucune autre disposition du Traité Euratom ne va à l’encontre généralement et nécessairement de l’application du droit de la concurrence. D’autres dispositions et objectifs généraux peuvent être pertinents pour l’application du droit de la concurrence, comme on le verra à la section suivante, mais ils ne sauraient influer sur son applicabilité in abstracto.