
Responsabilité spécifique des constructeurs : l'évolution jurisprudentielle des conditions communes de mise en œuvre
Par Romain PLATEL-PARIS
Juriste en charge de l'environnement, securite, qualite et Marketing
PSA
Posté le: 13/09/2012 23:01
L’article 1792 du Code civil fonde la responsabilité spécifique des constructeurs en énonçant le principe selon lequel « tout constructeur d’un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître […] de l’ouvrage, des dommages, même résultant d’un vice du sol, qui compromettent la solidité de l’ouvrage ou qui, l’affectant dans l’un de ses éléments constitutifs ou l’un de ses éléments d’équipement, le rendent impropre à sa destination ».
Cet article introduit un certain nombre de conditions essentielles pour son applicabilité. Ainsi, si la notion de « constructeur » ne sera pas développée ici dans la mesure où est considéré comme tel tout architecte, entrepreneur ou technicien ou autre personne liée au maître de l’ouvrage par un contrat de louage d’ouvrage, la notion d’« ouvrage », par exemple, ou encore celle de « dommages » laisse place à une part d’équivoque que la jurisprudence a tenté de combler.
Le propriétaire d’un local commercial ayant fait l’objet de travaux de réhabilitation, s’il souhaite engager la responsabilité spécifique des intervenants dans le cadre du chantier, qui peuvent donc être architecte, entrepreneur ou technicien, et faire jouer soit la garantie décennale, biennale ou de parfait achèvement, il devra veiller à ce que le cas d’espèce respecte les conditions de mise en œuvre de l’article 1792 précité.
1) La recevabilité de la notion d’ouvrage
Etymologiquement considéré comme le résultat du travail fait par l’ouvrier ou l’artisan, l’ouvrage est une notion particulièrement difficile à définir, pour preuve, le Code civil n’en offre aucune interprétation, laissant aux bons soins du juge de définir son champ d’application dans le cadre des garanties afférentes au constructeur. D’autres tentatives peu concluantes de définition ont été apportées, l’une considérant que cette notion rassemble les bâtiments, « les édifices et plus généralement toute espèce de construction, tout élément concourant à la constitution d’un édifice par opposition aux éléments d’équipement », l’autre comme « tout ce qui est construit ou résulte d’opérations de construction et qui est fixé au sol ».
Dans le cadre de travaux de réhabilitation, c'est-à-dire de travaux sur des ouvrages existants, cette notion d’ouvrage est particulièrement importante. En effet, ces travaux sur existant constituent-ils en eux-mêmes des ouvrages ? De même, les existants sur lesquels sont réalisés ces travaux peuvent-il être considérés comme des ouvrages dont les dommages, engendrés par les travaux, permettent de se voir appliquer les garanties spécifiques au constructeur ?
a)Les travaux sur existant et la notion d’ouvrage
Concernant la première question, il apparaît évident que la réponse à y apporter est loin d’être évidente et ce, même si la jurisprudence interprétative en la matière est abondante.
En premier lieu, il conviendra de noter que le contrat d’entreprise étant peu formaliste et les parties au contrat étant des professionnels, elles sont libres de prévoir dès la conclusion dudit contrat que les travaux seront par exemple soumis à la garantie décennale.
Dès l’origine de la loi n°67-3 du 03 Janvier 1967, il avait été précisé par le représentant du Gouvernement lors d’une séance le 19 Décembre 1977 à l’Assemblée Nationale, que le projet de texte visait l’ensemble des travaux de réhabilitation qu’elle qu’en soit la nature. En conséquence, si les travaux de réhabilitation étaient soumis à la garantie décennale de par le fait qu’une modification était apportée à la structure de l’immeuble concerné, les travaux de moindre importante type rénovation quant à eux se limitaient à pouvoir engager la responsabilité de droit commun de l’entrepreneur.
La jurisprudence qui, dans un premier temps, s’avérait restrictive quant à l’interprétation de la notion d’ouvrage, a peu à peu retenu des interventions de moindre importance comme constituant un ouvrage. Ainsi, si à l’origine la garantie décennale ne s’appliquait pas aux opérations de ravalement, par un arrêt rendu en date du 03 Mai 1990, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a accepté d’étendre cette garantie aux opérations de ravalement assurant l’étanchéité de la surface concernée. L’étanchéité a en effet été considérée ici comme de nature à influer sur la destination ou la solidité de l’immeuble.
La Cour de cassation a ensuite à nouveau élargi le champs d’application de la garantie décennale prévue par l’article 1792 du Code civil en considérant que cette garantie pouvait être retenue lorsque des travaux ponctuels de faible valeur étaient réalisés à condition qu’ils aboutissent à l’apport d’un ou plusieurs éléments nouveaux. A titre d’illustration, le juge a pu retenir la notion d’ouvrage pour une réparation de toiture, pour la mise en place d’un système d’isolation thermique ou pour des travaux d’une valeur inférieure à 30 000 francs. Ce courant jurisprudentiel retient donc la qualification d’ouvrage pour de menus travaux assortis d’éléments nouveaux. Si ces éléments nouveaux devaient, à l’origine, être d’une certaine importance et être implantés dans le sol, aujourd’hui le seul remplacement d’un élément ou l’installation d’une cheminée constitue un ouvrage.
Néanmoins, par opposition, un autre courant jurisprudentiel distingue, dans le cadre de travaux plus importants, rénovation lourde pour laquelle la notion d’ouvrage est retenue et réhabilitation simple pour laquelle le droit commun s’applique.
Ces deux solutions sont difficilement compatibles entre elles et font apparaître deux incohérences. Tout d’abord, pourquoi certains arrêts exigent-ils une réhabilitation de grande ampleur pour retenir la notion d’ouvrage tandis que d’autres, en dehors de toute réhabilitation retient cette notion pour de menus travaux avec remplacement ou apport d’éléments nouveaux ? « Comment justifier qu'un apport unique fasse entrer en décennale mais qu'une intégration globalisée ne produise le même effet que si elle est d'importance ? Comment expliquer qu'une couche de peinture ou a fortiori une résine d'étanchéité ne soient pas considérées comme des éléments nouveaux contrairement à un chevron de toiture, tout aussi indissociable après sa pose ? ».
Cependant, il reste que la volonté du législateur de par la rédaction de la loi de 1978 était de protéger le maître d’ouvrage en tant non professionnel et non sachant.
b)Les désordres liés aux travaux sur existant
Concernant la deuxième question, des travaux neufs sur bâtiments existants suscitant à ces derniers des désordres se voient souvent appliquer la garantie décennale, le juge considérant les existants comme des ouvrages.
Le critère de la dissociabilité entre désordres aux travaux neufs et désordres aux existants est ici retenu par la jurisprudence. Ainsi, les désordres causés aux existants par des travaux neufs sont considérés comme relevant de la garantie décennale. Le juge a même considéré que lorsque l’on ne peut déterminer si la cause des dommages provient des travaux neufs ou des existants, la responsabilité décennale s’applique encore.
c)Les conditions applicables à la notion d’ouvrage
Pour être retenue, la notion d’ouvrage doit également répondre à certaines exigences fixées par la jurisprudence.
Ainsi, pour constituer un ouvrage, les travaux doivent avoir été réalisés conformément à un contrat de louage d’ouvrage conclu entre le maître d’ouvrage et l’entrepreneur. L’ouvrage doit avoir une nature immobilière et les travaux relever de la construction.
Si ces points ne paraissent pas poser de difficultés dans le cadre de travaux de réhabilitation d’un local commercial, il reste que la réception des travaux, constituant le point de départ de la garantie décennale comme de la biennale et celle de parfait achèvement, est indispensable. En effet, sans cette réception, les travaux ne peuvent constituer un ouvrage et en conséquence les garanties ne peuvent être mises en œuvre. Si des réserves sont émises lors de la réception, seule est applicable la garantie de parfait achèvement suppléée par la responsabilité de droit commun à l’expiration de l’action. Le juge a également, sur le fondement de la garantie décennale, accordé au maître d’ouvrage la possibilité de demander à l’entrepreneur concerné, la réparation de défauts signalés à la réception mais qui « ne se sont révélés qu’ensuite dans leur ampleur et leurs conséquences ». Toutefois, lorsque la réception est effectuée sans réserves, il est impossible de mettre en œuvre la retenue de garantie du maître d’ouvrage. Elle ne couvre cependant que les défauts apparents au moment de la réception et laisse ouverte la possibilité de faire jouer la garantie décennale, biennale ou de parfait achèvement, si la dénonciation des dommages a lieu dans un délai d’un an après réception, pour tous les dommages non apparents.
La notion d’ouvrage est donc à la fois précise et flou, définie et contradictoire. Néanmoins, dans le cadre de travaux de réhabilitation d’un local commercial et dès lors que ceux-ci sont d’une certaine importance ou apportent des éléments nouveaux à la structure, le juge aura tendance à interpréter favorablement la situation et à retenir le caractère d’ouvrage de ces travaux.
2) La notion de dommage
Point commun à tout engagement de responsabilité, le dommage est une condition sine qua none de la mise en œuvre des garanties prévues par le Code civil. La loi ne définissant pas cette notion, la jurisprudence s’est chargée de dégagée les critères du dommage dans le cadre de la responsabilité spécifique des constructeurs.
Ainsi, en premier lieu, le dommage doit être constitué par un désordre à l’ouvrage. Cette notion de désordre que l’on peut définir comme toute imperfection affectant une construction, ne doit pas être confondue avec une non-conformité contractuelle qui n’aurait pas d’impact direct sur le bâtiment réhabilité. Néanmoins et a contrario, si cette non-conformité a pour conséquence une atteinte à la solidité ou à la destination de l’immeuble, cela constituera un désordre. De même, constituera un désordre le non-respect d’une réglementation entraînant obligation de démolir et de reconstruire l’ouvrage.
Ensuite, comme précédemment énoncé, il faut que le dommage soit, lors de la réception et vis-à-vis du maître d’ouvrage uniquement, non apparent ou s’il est effectivement apparent à la réception, qu’il ne se révèle que par la suite dans son ampleur et ses conséquences.
La jurisprudence se focalise donc sur l’appréciation du caractère apparent ou non du dommage. Pour cela, le juge interprète la notion de dommage non-apparent par opposition à la définition retenue du dommage apparent qui ne peut l’être que si, « non seulement sa manifestation, mais aussi ses conséquences et ses causes étaient apparentes ». De plus, le fait qu’un dommage non apparent soit mêlé de manière indissociable à un dommage apparent, n’exclut pas que l’ensemble de ces dommages tombent sous le coup de la garantie décennale. A titre d’exemple, ont été considérés comme dommages non apparents l’humidité de joints de façade constatée avant réception mais dont la gravité n’est apparue qu’après ou des infiltrations qui ne pouvaient être connues lors de la réception faute de pluie ce jour-là.
Après la nécessité d’un désordre, celle d’un dommage non apparent par le maître d’ouvrage à la réception des travaux, il est également nécessaire de souligner le fait que l’origine du dommage importe peu. En effet, la jurisprudence en interprétant l’article 1792 du Code civil considère que le fait que le dommage provienne d’un vice, d’un défaut de conformité, d’un désordre de l’ouvrage ou d’un vice du sol, il relèvera nécessairement de la garantie décennale dans la mesure où les critères d’application de cette dernière sont réunis. Peu importe donc l’origine des dommages, il faut et il suffit qu’ils revêtent la gravité prévue par l’article 1792 du Code civil, c'est-à-dire qu’ils compromettent la solidité de l’ouvrage ou le rende impropre à sa destination.
Par ailleurs, la jurisprudence accepte contre toute attente de retenir la notion de désordre futur et de désordre évolutif pour l’application de la garantie décennale.
Le dommage futur est celui qui, dénoncé durant le délai décennal, n’a pas encore atteint une gravité telle qu’il porte atteinte à la solidité ou à la destination de l’immeuble, mais qui devra atteindre de façon certaine une telle gravité. Néanmoins, le désordre devra avoir atteint une gravité décennale à l’intérieur dudit délai.
Le dommage évolutif également retenu par la jurisprudence est, quant à lui, celui qui découle inéluctablement des désordres dénoncés durant le délai décennal, mais qui ne s’est manifesté qu’après l’extinction de ce délai. En conséquence, sont indemnisables des désordres survenus après la fin de la garantie décennale dans la mesure où il existe un lien fort, interprété strictement par le juge, avec les désordres dénoncés durant la garantie.
Le propriétaire d’un local commercial après travaux de réhabilitation peut également solliciter réparation de dommages annexes suscités par ces travaux, seront ainsi indemnisables des pertes d’exploitation, la dépression nerveuse du maître d’ouvrage, la perte de chance ou même la mort de lapins du fait de l’absence de précautions prises lors de la réalisation de travaux.
Dernier point, il paraît évident que même si la responsabilité spécifique du constructeur ne se fonde pas sur la faute, il doit néanmoins exister un lien entre le dommage et l’activité du constructeur.
3) L’obligation d’interruption du délai de garantie
Les délais de garantie étant d’ordre public, ils doivent nécessairement avoir été interrompus afin de pouvoir mettre en œuvre les garanties décennale, biennale ou de parfait achèvement.
Le délai de garantie peut être interrompu par une citation en justice répondant aux exigences formelles de l’assignation, et par extension des conclusions reconventionnelles ou par une reconnaissance de responsabilité de la part de l’entrepreneur.
Par ailleurs, en cas de contestation de la recevabilité de l’action en responsabilité, il revient à la partie la contestant, de prouver que l’interruption du délai a eu lieu après la fin de la garantie décennale.