Le droit de la preuve face à la protection du secret des affaires : entre équilibre et tensions
Par Youssouf Djonouma Tordibaye
Specialisé en Droit des industries extractives-Compliance bancaire-RSE
UNIVERSITE PARIS SACLAY
Posté le: 22/09/2025 15:21
I. De la reconnaissance du secret des affaires à sa confrontation avec la preuve
A. Un cadre historique longtemps lacunaire
Jusqu’en 2018, le droit français se caractérisait par une absence de définition légale du secret des affaires. Sa protection reposait sur un ensemble hétéroclite de règles éparses.
Le contrat constituait le premier rempart : des clauses de confidentialité permettaient de limiter la divulgation d’informations sensibles, mais leur efficacité restait dépendante de la bonne foi des parties.
Le droit pénal et disciplinaire sanctionnait la violation de certains secrets professionnels (médecins, avocats, notaires, etc.), mais ces mécanismes ne concernaient pas directement les informations stratégiques des entreprises.
Le droit de la propriété intellectuelle protégeait les inventions et créations, mais ne couvrait pas nécessairement les savoir-faire non brevetés ou les stratégies commerciales internes.
Cette dispersion des outils laissait les entreprises vulnérables. La nécessité de se défendre en justice les exposait à un risque majeur : voir leurs concurrents accéder à des données sensibles dans le cadre d’une procédure probatoire. La loi du 30 juillet 2018 marque donc une rupture. En intégrant dans le Code de commerce (articles L. 151-1 et suivants) une définition du secret des affaires et des mesures de protection procédurale, elle offre un cadre cohérent. Désormais, sont protégées les informations qui :
ne sont pas généralement connues ou aisément accessibles ;
revêtent une valeur commerciale du fait de leur caractère secret ;
font l’objet de mesures raisonnables de protection.
B. Une tension inévitable avec la liberté de la preuve
Si la loi de 2018 a renforcé la protection des entreprises, elle a aussi accentué la confrontation avec un autre pilier du procès : le droit à la preuve.
L’article 1353 du Code civil consacre le principe selon lequel « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». La Cour de cassation a, par ailleurs, affirmé la nécessité de la loyauté dans l’administration de la preuve, ce qui conduit en principe à écarter toute pièce obtenue par fraude, stratagème ou violation des droits fondamentaux d’autrui.
Or, en pratique, certaines informations couvertes par le secret des affaires peuvent constituer les seules preuves disponibles pour démontrer, par exemple, une pratique de concurrence déloyale, un abus de dépendance économique ou un détournement de clientèle. Interdire systématiquement leur production reviendrait à priver une partie de la possibilité de faire valoir ses droits.
C’est pourquoi la jurisprudence a progressivement développé un raisonnement en termes de proportionnalité : la protection du secret ne saurait constituer un obstacle absolu au droit à la preuve.
II. Les mécanismes de conciliation entre transparence et confidentialité
A. Le rôle du juge et l’émergence du principe de proportionnalité
Depuis 2018, les juges disposent d’un véritable pouvoir d’arbitrage. La loi leur permet d’adapter la communication des pièces sensibles, afin de préserver à la fois le droit au procès équitable et la protection des informations stratégiques. L’article L. 151-8 du Code de commerce est central : il précise que le secret des affaires ne peut être opposé lorsqu’il est nécessaire à la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit national ou européen. Autrement dit, si une pièce couverte par le secret est indispensable à l’établissement de la vérité judiciaire, sa production pourra être admise. La Cour de cassation, dans un arrêt du 5 juin 2024, a confirmé cette approche en annulant une décision qui avait écarté une pièce protégée sans examiner si elle était réellement nécessaire à la démonstration d’actes de concurrence déloyale. La Haute juridiction impose ainsi aux juges du fond une analyse stricte de proportionnalité :
la pièce est-elle indispensable à l’exercice du droit à la preuve ?
l’atteinte au secret est-elle proportionnée à l’objectif poursuivi ?
Plus encore, l’Assemblée plénière a récemment admis, dans un revirement majeur, que des preuves obtenues de manière déloyale pouvaient être produites en matière civile, à condition qu’elles soient indispensables et proportionnées. Cela illustre une évolution vers une primauté relative du droit à la preuve, désormais érigé en principe fondamental.
B. Les outils procéduraux de protection
Parallèlement, le droit offre aux entreprises plusieurs instruments pour limiter les risques de divulgation incontrôlée :Les mesures in futurum (article 145 du Code de procédure civile). Elles permettent, avant tout procès, de solliciter la collecte ou la conservation de preuves. Mais le juge ne peut les ordonner que si elles sont justifiées par un motif légitime, nécessaires et proportionnées. Ces conditions visent à éviter qu’un concurrent n’utilise cette procédure pour obtenir indûment des informations sensibles. Les aménagements procéduraux prévus par la loi de 2018. Le juge peut limiter l’accès aux pièces confidentielles à certains acteurs (souvent les seuls avocats), organiser un séquestre, ou encore décider de tenir l’audience à huis clos. Ces dispositifs permettent de préserver la confidentialité tout en assurant l’équité du débat judiciaire. Les pratiques internes des entreprises.
Enfin, la protection judiciaire du secret des affaires doit être complétée par une politique interne rigoureuse : classification des documents sensibles, mentions « confidentiel », chiffrement des données, clauses contractuelles de confidentialité. La crédibilité d’une demande de protection devant le juge repose souvent sur la démonstration de mesures effectives de sécurisation.
Conclusion
La confrontation entre droit à la preuve et secret des affaires révèle une tension permanente entre deux exigences fondamentales du droit : la transparence du procès et la sauvegarde des intérêts économiques. La loi de 2018 et la jurisprudence la plus récente ont confié au juge la mission délicate de concilier ces impératifs, au moyen d’un raisonnement en termes de proportionnalité. L’équilibre reste fragile. Une protection excessive des secrets d’affaires risquerait d’entraver l’accès à la justice, tandis qu’une primauté systématique du droit à la preuve pourrait décourager l’innovation et exposer les entreprises à des risques stratégiques majeurs
Bibliographie
Textes législatifs et réglementaires
Code civil, art. 1353.
Code de procédure civile, art. 145.
Code de commerce, art. L. 151-1 à L. 151-9 (issus de la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018).
Directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites.
Loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires.
Jurisprudence
Cass. ass. plén., 7 janvier 2011, n° 09-14.316 : consécration du principe de loyauté dans l’administration de la preuve.
Cass. com., 5 juin 2024, n° 22-17.342 : contrôle de proportionnalité entre secret des affaires et droit à la preuve.
Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648 : revirement sur l’admissibilité des preuves obtenues de manière déloyale.
CA Paris, 28 octobre 2020, n° 19/10684 : protection des secrets d’affaires dans le cadre d’une action en concurrence déloyale.
CA Paris, 11 mars 2021, n° 20/04867 : conditions d’opposabilité du secret des affaires à une demande probatoire.
Doctrine
Cheron, A., « Le droit de la preuve face à la protection du secret des affaires : historique et évolution », ACBM Avocats, 17 octobre 2024.
Bourgeois-Machureau, S., Le secret des affaires : entre transparence et confidentialité, Dalloz, 2019.
Lasserre Capdeville, J., « La loi du 30 juillet 2018 sur le secret des affaires : un équilibre délicat », Revue des sociétés, 2019, p. 229.
Véron, P., « Le secret des affaires devant le juge civil », Recueil Dalloz, 2020, p. 1672.
Frison-Roche, M.-A., « Le droit de la preuve et la protection des informations sensibles », Revue trimestrielle de droit civil, 2021, p. 351.