Equité générationnelle dans la gestion du pétrole tchadien: un fiasco intergénérationnel
Par Youssouf Djonouma Tordibaye
Specialisé en Droit des industries extractives-Compliance bancaire-RSE
UNIVERSITE PARIS SACLAY
Posté le: 18/09/2025 15:17
I. Le principe d’équité générationnelle et ses fondements
A. Fondements éthiques
L’équité générationnelle repose sur la responsabilité morale des générations présentes envers celles à venir. Elle s’inscrit dans le développement durable, défini par le rapport Brundtland (1987) comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».
La justice intergénérationnelle exige une répartition équitable des ressources et bénéfices entre générations. La responsabilité impose d’anticiper les impacts économiques, sociaux et environnementaux des décisions présentes. La solidarité implique la préservation d’un patrimoine naturel et économique pour les générations futures. Ces principes éthiques constituent le socle d’une gestion prudente et durable des ressources naturelles, y compris le pétrole.
B. Fondements juridiques
1. Cadre national
Le Tchad a inscrit l’équité générationnelle dans sa législation par la Loi n°001/PR/1999, qui créait un fonds pour les générations futures, alimenté par 10 % des revenus pétroliers. Le décret N°04-096 (2004) précisait les modalités de gestion de ce fonds pour assurer sa capitalisation et sa préservation. En 2006, la Loi n°002/PR/2006 a supprimé cette obligation, intégrant les fonds au budget de l’État pour des dépenses immédiates, en particulier militaires et administratives, compromettant ainsi la justice intergénérationnelle.
2. Cadre international et régional
International : Déclaration de Rio (1992), rapport Brundtland (1987), ODD des Nations Unies (8, 12, 16), ITIE. Ces instruments incitent les États à gérer durablement leurs ressources.
Régional : Charte africaine sur la démocratie et la gouvernance (2007), conventions de l’UA sur la conservation des ressources naturelles, initiatives de la CEMAC pour la transparence.
II. Le fiasco de la gestion des revenus pétroliers, perspectives de redressement pour restaurer l’équité générationnelle
A. Priorité aux dépenses immédiates et mauvaise gouvernance
La suppression du fonds pour les générations futures par la Loi n°002/PR/2006 a marqué un tournant majeur dans la trajectoire de la gestion pétrolière au Tchad. Conçu à l’origine pour garantir une réserve durable au bénéfice des générations futures, ce fonds a été sacrifié au profit des besoins budgétaires immédiats. Les revenus pétroliers ont dès lors alimenté principalement les dépenses militaires, la consolidation du pouvoir exécutif et le financement de projets de prestige à faible rentabilité économique.
La Banque mondiale, partenaire initial du projet pétrolier tchadien, avait conditionné son appui financier à la mise en place de mécanismes de transparence et de contrôle, en particulier le Comité de Gestion des Revenus Pétroliers (CGRP), chargé de veiller à l’affectation des ressources. Cependant, ce comité a été progressivement marginalisé, son rôle réduit à une formalité, au profit d’un contrôle centralisé par l’exécutif. L’esprit de gouvernance participative et transparente qui devait encadrer la gestion pétrolière a ainsi été vidé de son sens.
Ce phénomène illustre ce que certains auteurs qualifient de gestion patrimoniale de l’État : les revenus pétroliers, loin d’être considérés comme un bien commun, ont été administrés comme une ressource privée, assimilée à un « bien familial » au service du maintien du régime. Ce clientélisme économique, alimenté par la rente pétrolière, a fragilisé l’État de droit et compromis la justice sociale et intergénérationnelle.
La gestion des revenus pétroliers au Tchad illustre parfaitement les dérives de la « malédiction des ressources ». Loin de constituer un levier de développement durable, l’or noir s’est transformé en instrument de pouvoir, alimentant une gouvernance autoritaire et court-termiste.
Premièrement, la suppression du fonds pour les générations futures par la Loi n°002/PR/2006 révèle une vision étroitement budgétaire et militaire de la rente pétrolière. Au lieu de préserver une partie des ressources pour financer les besoins des générations futures, le gouvernement a privilégié des dépenses immédiates, principalement orientées vers la défense et le maintien du régime. Cette décision constitue une violation manifeste du principe de justice intergénérationnelle et une trahison de l’esprit initial de la Loi n°001/PR/1999, adoptée avec l’appui de la Banque mondiale pour garantir une gestion durable et transparente.
Deuxièmement, la marginalisation du Comité de Gestion des Revenus Pétroliers (CGRP) illustre l’échec de la gouvernance participative. Conçu comme un organe de contrôle indépendant intégrant la société civile, le CGRP a rapidement été vidé de sa substance, les décisions réelles étant concentrées entre les mains du pouvoir exécutif. Ce détournement institutionnel traduit une captation patrimoniale de la rente pétrolière, où les ressources publiques sont administrées comme un bien familial au service d’un cercle restreint.
Troisièmement, la gestion clientéliste et opaque des revenus pétroliers a aggravé les inégalités sociales et la marginalisation des populations locales, notamment celles du bassin de Doba. Alors que l’exploitation pétrolière devait financer l’éducation, la santé et les infrastructures, les indicateurs de développement humain du Tchad demeurent parmi les plus faibles au monde. L’absence d’investissements structurants traduit une gouvernance défaillante, qui a sacrifié la prospérité des générations futures au profit d’intérêts immédiats.
.Conséquences économiques, sociales et environnementales
L’abandon de la logique d’équité générationnelle et l’orientation court-termiste des revenus pétroliers ont entraîné des conséquences profondes et multiformes :
.Conséquences économiques
Le Tchad est resté fortement dépendant des fluctuations du prix du baril, sans mécanismes de stabilisation ni diversification économique.
L’absence d’investissements dans les infrastructures productives, l’éducation et la recherche a limité la capacité du pays à planifier un développement à long terme. L’économie a souffert de ce que la littérature appelle la « malédiction des ressources », où l’abondance pétrolière conduit paradoxalement à la fragilité économique et à la vulnérabilité budgétaire.
.Conséquences sociales
Les populations locales, en particulier celles vivant dans les zones d’exploitation comme le bassin de Doba, ont été marginalisées. Elles n’ont bénéficié ni de services sociaux améliorés ni d’opportunités économiques proportionnelles aux revenus générés. Les inégalités sociales se sont accentuées, alimentées par une répartition inéquitable de la rente pétrolière. La génération future a été sacrifiée : au lieu de constituer un capital productif transmissible, la rente a servi des intérêts immédiats, compromettant toute perspective d’ascension sociale durable.
.Conséquences environnementales
L’exploitation pétrolière a contribué à la dégradation des écosystèmes locaux, avec des fuites, pollutions et déforestations dans les zones d’extraction. L’absence de politiques strictes de protection environnementale a amplifié les dommages, exposant les communautés locales à des risques sanitaires accrus. Ces dégradations compromettent la qualité de vie des générations à venir, ajoutant une dimension écologique au fiasco intergénérationnel.
B. Perspectives de redressement pour restaurer l’équité générationnelle
1.Instruments financiers : fonds souverains et mécanismes de stabilisation
Pour assurer une gestion durable des revenus pétroliers et préserver les intérêts des générations futures, le Tchad pourrait envisager la réintroduction d’un fonds souverain. Ce fonds permettrait de placer une partie des revenus pétroliers dans des investissements à long terme, assurant ainsi une source de revenus pour les générations futures. De plus, la mise en place de mécanismes de stabilisation budgétaire permettrait de lisser les fluctuations des revenus pétroliers, réduisant ainsi la volatilité économique.
2.Instruments juridiques et institutionnels : cadre réglementaire et transparence
La mise en œuvre de l’équité générationnelle nécessite également un cadre juridique robuste. Le Tchad pourrait renforcer les dispositions législatives existantes en réintroduisant des obligations de versement dans un fonds pour les générations futures. Par ailleurs, l’adhésion à des initiatives internationales telles que l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE) permettrait d’accroître la transparence dans la gestion des revenus pétroliers.
Enfin, la mise en place d’institutions indépendantes chargées de la surveillance et du contrôle de l’utilisation des fonds publics, ainsi que la promotion de la participation citoyenne, seraient des étapes cruciales pour assurer une gestion responsable et équitable des ressources pétrolières.
sources
Rapports ITIE
La Banque mondiale suspend le versement de ses prêts au Tchad – Le Monde, 6 janvier 2006
Banque mondiale. (2006). Tchad : suspension de l’appui budgétaire suite à la modification de la loi sur les revenus pétroliers. Washington, DC.
FMI. (2007). Consultations au titre de l’article IV avec le Tchad. Washington, DC.
ITIE-Tchad. (2020). Rapport de conciliation ITIE Tchad. N’Djamena.
Human Rights Watch. (2003). Le pétrole du Tchad : Miracle ou mirage ? Rapport sur la gouvernance et les droits humains.