
Responsabilité climatique et hydrocarbures : L’évolution des obligations de diligence raisonnée dans le secteur pétrolier
Par Younes OULMANE
Stagiaire
Airliquide
Posté le: 26/02/2025 19:56
Contexte et actualité : Une pression juridique sans précédent
En 2025, le secteur pétrolier fait face à une convergence historique de défis juridiques liés au climat. L’adoption de la Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises (CSDDD) a marqué un tournant en imposant aux multinationales, notamment pétrolières, une obligation renforcée de prévention des impacts environnementaux. Ce texte, adopté par le Parlement européen le 24 avril 2024 et officiellement approuvé par le Conseil européen le 24 mai 2024, est entré en vigueur le 5 juillet 2024.
Il étend la responsabilité des entreprises à l’ensemble de leur chaîne de valeur, incluant filiales et sous-traitants, et exige un plan de transition aligné sur l’Accord de Paris.
Parallèlement, les tribunaux nationaux multiplient les condamnations symboliques. Aux Pays-Bas, la décision Milieudefensie c. Shell du 26 mai 2021 a ordonné au géant pétrolier de réduire ses émissions de 45 % d’ici 2030, y compris celles liées à l’usage de ses produits.
En France, TotalEnergies est visé par une plainte pour « manquement au devoir de vigilance » liée au projet de pipeline EACOP en Ouganda, accusé de menacer les écosystèmes et les communautés locales. Cette procédure est en cours devant le tribunal judiciaire de Paris depuis le dépôt de la plainte en octobre 2019.
1. La CSDDD : Un cadre contraignant pour les pétroliers ?
La directive européenne CSDDD, adoptée en 2024 et en cours de transposition dans les États membres avec un délai jusqu’en 2026, prévoit une due diligence environnementale renforcée pour les entreprises de plus de 500 salariés et 150 millions d’euros de chiffre d’affaires. Certaines obligations, comme les sanctions financières, ne deviendront pleinement applicables qu’après cette phase de transposition. Concrètement, les majors pétrolières doivent désormais :
-Cartographier les risques climatiques de chaque projet (exploration, extraction, transport),
-Consulter les parties prenantes, incluant les communautés locales affectées,
-Publier un plan de transition crédible, avec des objectifs de réduction d’émissions vérifiables.
Exemple : TotalEnergies et le projet EACOP
Le groupe français a dû revoir sa stratégie en Ouganda après des critiques de l’ONU sur les risques de déforestation et de déplacement de populations. Bien qu’il affirme avoir réduit l’empreinte du pipeline de 30 %, des ONG dénoncent un « écoblanchiment », soulignant que le projet générera 34 millions de tonnes de CO₂ par an.
Sanctions prévues : Les manquements à la CSDDD exposent les entreprises à des amendes pouvant atteindre 5 % du chiffre d’affaires mondial, voire à des injonctions d’arrêt d’activité.
2. Contentieux climatique : Vers une jurisprudence mondiale ?
Les juges nationaux deviennent des acteurs clés de la régulation climatique. Deux affaires emblématiques illustrent cette tendance :
-Affaire Shell (Pays-Bas) : En 2021, le tribunal de La Haye a ordonné à Shell de réduire ses émissions de 45 % d’ici 2030, y compris celles liées aux produits vendus. Cependant, le 12 novembre 2024, la cour d'appel de La Haye a annulé cette décision, estimant qu'il n'était pas prouvé qu'imposer une réduction des émissions à une seule entreprise réduirait les effets du changement climatique globalement.
-TotalEnergies en France : La plainte déposée par des ONG en octobre 2019 invoque la loi sur le devoir de vigilance (2017), arguant que le groupe n’a pas pris de mesures « raisonnables » pour prévenir les dommages liés à l’EACOP. Les requérants s’appuient sur un rapport d’experts indépendants ayant identifié des fuites de pétrole potentielles menaçant le lac Victoria, source vitale pour 40 millions de personnes.
Argument émergent : Le greenwashing est de plus en plus sanctionné. En février 2024, la justice américaine a condamné ExxonMobil à une amende de 2 millions de dollars pour publicité trompeuse sur ses investissements dans les énergies « vertes », alors que 95 % de ses dépenses restent dédiées aux hydrocarbures.
3. L’arbitrage international, frein à la transition ?
Le Traité sur la Charte de l’Énergie (TCE), signé en 1994, permet aux entreprises pétrolières de poursuivre les États devant des tribunaux d’arbitrage privés en cas de mesures contraires à leurs intérêts (ex : abandon de projets fossiles).
- Exemple emblématique : La compagnie britannique Rockhopper a réclamé 250 millions d’euros à l’Italie après l’interdiction des forages offshore en 2022 (affaire en cours).
- Conséquences : Ce mécanisme décourage les États de légiférer pour le climat. Selon une projection de l’Institut international du développement durable (IISD, 2024), 67 % des litiges liés au TCE entre 2020 et 2023 concernaient des énergies fossiles.
Réactions des États : En 2023, la France et l’Allemagne ont annoncé leur retrait du TCE, suivis par l’Espagne et les Pays-Bas. L’UE plaide pour une réforme excluant les hydrocarbures, mais les négociations patinent face à l’opposition du Japon et de la Turquie.
Perspectives : Quel rôle pour les juristes environnementaux ?
À l'horizon 2025, les juristes environnementaux se trouvent au cœur de la transition énergétique, confrontés à des défis juridiques complexes et en constante évolution. Leur rôle est essentiel pour :
1. Accompagner les entreprises dans la mise en conformité réglementaire : Avec l'entrée en vigueur de la Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises (CSDDD) en juillet 2024, les entreprises, notamment dans le secteur pétrolier, doivent renforcer leur diligence environnementale. Les juristes sont appelés à guider ces entreprises dans l'élaboration et la mise en œuvre de plans de transition conformes aux objectifs climatiques internationaux, en veillant à l'intégration de critères environnementaux tout au long de la chaîne de valeur.
2. Renforcer les actions en justice pour le climat : Les contentieux climatiques se multiplient, comme en témoigne l'affaire Milieudefensie c. Shell. Bien que Shell ait remporté son appel en novembre 2024, annulant l'obligation de réduire ses émissions de 45 % d'ici 2030, cette décision n'a pas mis fin aux poursuites climatiques contre les entreprises. Les experts juridiques estiment que ce verdict établit une base pour de futurs litiges, surtout avec le renforcement des régulations européennes en matière de durabilité des entreprises.
3. Naviguer dans un paysage réglementaire en mutation : Les récentes décisions judiciaires, telles que l'annulation par une cour écossaise en janvier 2025 des approbations gouvernementales britanniques pour des projets pétroliers en mer du Nord, soulignent l'importance d'une évaluation rigoureuse des impacts environnementaux. Les juristes doivent aider les entreprises à anticiper et à s'adapter à ces évolutions réglementaires, en intégrant des considérations environnementales dès la phase de planification des projets.
4. Combattre les pratiques de greenwashing : La vigilance accrue des régulateurs et du public face aux allégations environnementales trompeuses impose aux juristes de conseiller les entreprises sur des communications transparentes et conformes à la réalité de leurs engagements écologiques. Les récentes condamnations pour publicité trompeuse illustrent les risques juridiques associés au greenwashing.
En somme, les juristes environnementaux jouent un rôle pivot dans l'accélération de la transition énergétique, en assurant la conformité des entreprises aux nouvelles exigences légales, en soutenant des actions judiciaires stratégiques pour le climat et en guidant les acteurs économiques à travers un cadre réglementaire en constante évolution. Leur expertise est indispensable pour harmoniser les impératifs économiques avec les objectifs environnementaux, contribuant ainsi à une transition énergétique juste et efficace.
Abréviation et Signification
CSDDD Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises
TCE Traité sur la Charte de l’Énergie
GIEC Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (IPCC
en anglais)
EACOP East African Crude Oil Pipeline (Ouganda-Tanzanie)
CEDH Convention européenne des droits de l’homme
UE Union européenne
ONU Organisation des Nations unies
IISD Institut international du développement durable
Références :
1. Directive (UE) 2024/… sur le devoir de vigilance des entreprises (CSDDD).
2. Tribunal de La Haye, jugement C/09/571932, 2021.
3. https://blog.avocats.deloitte.fr
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Milieudefensie_v_Royal_Dutch_Shell?utm_source=chatgpt.com
5. https://www.lemonde.fr/energies/article/2024/11/12/pays-bas
6. https://www.dalloz-actualite.fr/flash/devoir-de-vigilance
7. https://www.actu-environnement.com/
8. https://www.theguardian.com
9. https://www.reuters.com/business/energy/uk