Les incarnations jurisprudentielles de la protection du droit des générations futures
Par Setongnon Vivien Gbewezoun
Doctorant contractuel et chargé d'enseignement
Université de Franche Comté
Posté le: 20/09/2024 15:11
« Nous n'avons pas hérité de la terre de nos ancêtres, nous l'avons emprunté à nos enfants ». Ce précepte de tribu amérindienne, cité par la Professeure Jacqueline Morand Devillers, en introduction de son ouvrage en Droit de l'environnement, exprime la nécessaire relation de solidarité entre les générations : passées, présentes et futures.
La thématique du droit des générations futures a été évoquée pour la première fois en 1987, dans le rapport Brundtland : Notre avenir à tous, qui définissait le développement durable comme : un développement qui s'efforce de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.
En France, l’article 1er de la Loi n°91-1381 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, abrogé par ordonnance n°2000-914 du 18 septembre 2000 évoque la nécessité de prendre en considération le droit des générations futures.
Le 8 mars 1993, le décret n°93-298 acte la création du Conseil pour les droits des générations futures. Au cours de sa période d'activité de 1993 à 1995, cette instance consultative placée auprès du président de la République donnait des avis sur l’intégration de l'environnement dans les politiques publiques et sur leur cohérence avec les engagements de Rio.
Bien qu'il soit finalement affirmé dans le préambule de la charte de l'environnement « adossé » à la constitution française de la Cinquième République, le droit des générations futures ne jouissait pas d'une réelle normativité. La décision n°2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, Association Meuse nature environnement intègre cette normativité en effectuant le contrôle « des exigences de l'article 1er de la charte de l'environnement tel qu'interprété à la lumière du septième alinéa de son préambule ».
Une telle décision impacte le cadre du droit constitutionnel de l'environnement et le droit des générations futures. Quel est le changement que cela peut induire en matière du contrôle de la législation environnementale ?
La réflexion sur ce thème digne d'intérêt majeur requiert une démarche bipartite. Une fois que la constitutionnalisation environnementale du droit des générations futures sera mise en évidence, (I) la réflexion se focalisera sur son effectivité (II).
I - La constitutionnalisation environnementale du droit des générations futures
La reconnaissance du droit des générations futures par le Conseil constitutionnel est une construction jurisprudentielle (A) qui s'est effectuée dans un cadre bien précis déterminant le critère d'appréciation de son respect (B).
A- Constitutionnalisation jurisprudentielle
La constitutionnalisation du droit des générations futures s’est faite graduellement, par l’analyse de la conformité à la constitution des dispositions de la loi pour la protection du pouvoir d’achat et le code de l’environnement.
1- Le Conseil constitutionnel opère une première lecture croisée de l'alinéa 7 du préambule et de l'article 1er de la charte de l'environnement dans sa décision n° 2022-843 DC, du 12 août 2022 sur la Loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat. La réserve d'interprétation de l'article 29 et 30 de la loi et 36 est formulée en ces termes: « la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».
2- En ce qui concerne les articles 29 et 30 : « ces dispositions ne sauraient s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz », un intérêt fondamental de la Nation. L’article 36 qui prévoyaient de rehausser le plafond d'émissions de Gaz à effet de serre ne peut s’appliquer : « qu’en cas de menace sur la sécurité d’approvisionnement en électricité de tout ou partie du territoire national ». Toutefois, le surplus d'émissions doit être neutralisé par une compensation pour : « permettre de financer des projets, situés sur le territoire français…réduisant les émissions de gaz à effet de serre ou de toute pratique favorisant le stockage naturel de carbone ».
Ainsi, tout en préservant les intérêts fondamentaux du présent, des mesures doivent être prises pour préserver les intérêts des générations futures par le biais des compensations.
3- Dans sa décision n°2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, le Conseil constitutionnel juge que les dispositions de l'article L542-10-1 du code de l'environnement précisant les modalités de création et d'exploitation d'un centre de stockage en couche géologique profonde, sont conformes aux droits et libertés que garantit la Constitution. Cette conformité est appréciée au regard des exigences de l'article 1er de la Charte de l'environnement tel qu'interprété à la lumière du septième alinéa de son préambule. En raison de l'atteinte susceptible d'être portée à l'environnement, le Conseil examine si l'atteinte était justifiée à un motif d'intérêt général et proportionnée à l'objectif poursuivi.
4- Les mesures prévues par le code de l’environnement permettent d’atteindre l’objectif poursuivi de protection environnement et santé. Les déchets radioactifs doivent être gérées « dans le respect de protection de la santé et doit prévenir ou limiter les charges qui seront supportées par les générations futures ». La conception architecturale et l'exploitation du stockage ainsi que la possibilité de récupérer des colis de déchets déjà stockés instaurent une réversibilité protectrice du droit des générations futures.
5- La lecture croisée de l’article 1de la charte de l’environnement et du septième alinéa du préambule de la charte explicite le contenu du droit constitutionnel de l’environnement : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, sans compromettre la capacité des générations futures … à satisfaire leurs propres besoins ». La jurisprudence constitutionnelle garantit le respect de ce droit des générations futures sous le prisme de deux fondements.
B- Les fondements du droit des générations futures
Ils ont été dégagés ou réaffirmés par les sages de la rue Montpensier qui l’intègrent dans leur grille de lecture du respect du droit des générations futures : le contrôle des trajectoires climatiques par le devoir de compensation et la réversibilité du stockage des déchets radioactifs.
6- L'article 2 de l'accord de Paris du 12 décembre 2015 détermine l’objectif mondial de contenir l'élévation de le température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C et limiter l'élévation de la température à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels. La contribution de la France au contrôle de la trajectoire climatique est définit dans le cadre du "Paquet Énergie Climat" de l'Union européenne de 2021 à 2030. Le niveau de la contribution minimale assignée à la France est de -30% en 2030. Ces objectifs de réduction sont repris au niveau national dans les dispositions de l'article L.100-4 : réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 avec l'atteinte de la neutralité carbone à l'horizon 2050.
7- Le Conseil Constitutionnel rappelle, au sujet du rehaussement des niveaux de gaz à effet de serre, que les exploitants d'installations : « sont soumis sous peine de sanctions, à une obligation de compensation des émissions ». Le pouvoir réglementaire doit déterminer le niveau et les modalités de cette obligation pour : « ne pas compromettre le respect des objectifs de réduction de ces émissions et de réduction de la consommation énergétique primaire des énergies fossiles ».
8- L'article L542-10-1 du code de l’environnement définit la réversibilité comme : « la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l'exploitation des tranches successives d'un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion ». Dans le cadre du traitement des déchets, le principe de réversibilité est mis œuvre sur trois piliers : la progressivité de la construction, l'adaptabilité de la conception et la flexibilité d'exploitation. Ce dernier aspect est celui qui s'applique le plus aux générations futures qui n’ont pas la charge de la conception du système de stockage. La loi d'autorisation de la création du centre de stockage doit prévoir une durée minimale de garantie de la réversibilité du stockage.
9- Au-delà du secteur nucléaire, la réversibilité peut simplement se définir comme l'absence du caractère irréversible d'une action : l'impossibilité de réparer les effets sur l'environnement par la nature ou par des mesures techniques. Elle pourrait donc concerner tous les déchets, y compris ceux chimiques [1] Le dynamisme de la jurisprudence constitutionnelle pourrait rendre compte de l’émergence d’un tel principe de réversibilité applicable au stockage de tous les déchets dangereux.
L’enjeu de l’émergence du droit des générations futures en droit de l’environnement réside dans le défi lié à son effectivité.
II- L’effectivité du droit des générations futures « constitutionnalisé »
La normativité de l’article 1er de la Charte de l’environnement était déjà affirmée par les juridictions en matière. Par effet de contagion, son éclairage par l’alinéa sept du préambule devrait bénéficier du même régime d’effectivité en matière de contrôle vertical (A) et de contrôle horizontal (B).
A- Le contrôle vertical : une effectivité amorcée
10- Le contrôle vertical est celui de l’invocabilité directe du droit des générations futures dans un contentieux entre les personnes privées et les personnes publiques. L'invocabilité directe des dispositions de l’Article premier de charte pour contester la légalité des actes réglementaires est admise par le Conseil d’État dans son ordonnance n°351514, Association Ban Asbestos du 26 février 2014.
11- Dans une ordonnance n° 451129 du 20 septembre 2022 du Conseil d’État, le droit proclamé au sein de l’article 1 de la charte de l’environnement, est une liberté fondamentale au sens du référé-liberté. Par conséquent, toute personne justifiant d’un intérêt au sens de l’article L. 51-2 du Code de justice administrative peut saisir le juge administratif en référé liberté. L’article 1er de la charte de l’environnement éclairée par l’alinéa 7 du préambule pourrait donc constituer un fondement pour intenter une action en recours pour contester la légalité d’un acte administratif ou une action référé-liberté.
12- Les juridictions administratives mettent en application le droit des générations futures, tel que déduit par le Conseil constitutionnel. Le tribunal administratif de Strasbourg dans son ordonnance n°2307183 du 7 novembre 2023 suspend l'autorisation donnée par le préfet du Haut-Rhin à la société des Mines des Potasses d’Alsace. En effet, l'arrêté préfectoral autorisait le stockage de produits dangereux pour : « une durée illimitée de manière irréversible à environ cinq cent mètres en dessous de la nappe phréatique d'Alsace ». Cette absence de prise en considération des besoins des générations futures est justifiée par la méconnaissance de l'article premier de la charte de l'environnement, éclairé par le septième alinéa de son préambule.
Si le contrôle vertical est effectif, qu’en est-il des acteurs de droit privé et de leur prise en considération des intérêts des générations futures ? (B)
B- Le contrôle horizontal : une effectivité en construction
13- Le contrôle horizontal vise l’invocabilité directe du droit des générations futures dans les rapports entre les personnes morales et physiques de droit privé. Dans sa Décision n°2011-116 QPC M.Michel Z. et autre, le Conseil constitutionnel décide, au regard de la lecture croisée des articles 1 et 2 de la charte de l'environnement, que « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité » que cette obligation de vigilance s'impose au législateur qui ne peut « restreindre le droit d'agir en responsabilité » sur « le fondement de la violation de cette obligation ».
14- La loi n°2017-339 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre du 27 mars 2017 définit le cadre de cette obligation de vigilance. Elle impose à certaines catégories d'entreprises de mettre en œuvre un plan de vigilance. Il doit comporter des mesures de vigilance permettant d'identifier et de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales.
15- Il est possible d’élargir cette obligation de vigilance aux générations futures, car leur droit est garanti par la Constitution. Les associations de défense d'intérêt environnemental représentant les générations futures ou toute personne ayant intérêt à agir pourront intenter des actions sur le fondement des articles L225.102-4 et L.225-102-5 du Code de commerce devant le tribunal judiciaire de Paris en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique. Elles pourront demander au tribunal d'enjoindre la société à respecter son obligation de vigilance, après un délai de mise en demeure de trois mois.
16- La Cour de cassation pourra être saisie de ces questions lorsque les parties au contentieux du devoir de vigilance des entreprises intenteront un recours en cassation après le prononcé des décisions en appel par la chambre 5-12 de la Cour d'appel de Paris en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique. Sa jurisprudence déterminera le régime d’effectivité du droit des générations futures dans les rapports horizontaux.
[1] Prieur Michel. L'irréversibilité et la gestion des déchets radioactifs dans la loi du 30 décembre 1991. In: Revue juridique de l'Environnement, numéro spécial, 1998. L'irréversibilité. pp. 125-130