Mardi 18 juin 2024, la chambre spéciale des contentieux de la Cour d’appel de Paris a rendu trois arrêts (1) sur le devoir de vigilance. Les multinationales telles que TOTALENERGIES SE (ex-Total SA), EDF SA et SAS Vigie groupe (ex-SAS Suez Groupe) sont concernées.
Pour rappel, le devoir de vigilance imposé à certaines entreprises respectant les critères demandés, est issu de la loi de 2017 (2) qui impose une action positive de la part des entreprises avec la mise en place d’un plan de vigilance sous peine de sanctions en cas de non-respect. Ce plan de vigilance doit prévoir « des mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » liées aux activités de la société.
Les premiers jalons de jurisprudence sont désormais posés. Trois affaires concernées individuellement lesdites sociétés. D’abord TOTALENERGIES a été assigné par plusieurs associations et communes en raison de la non-conformité de son plan de Vigilance 2018 aux exigences de la loi de 2017 et notamment du fait de l’absence de mesures nécessaires afin de s'aligner sur l'objectif de l'Accord de Paris de ne pas dépasser un réchauffement climatique de plus de 1,5 °C. Le juge de la mise en état a déclaré irrecevable les demandeurs. En effet, il a prononcé des fins de non-recevoir, c’est-à-dire une irrecevabilité des demandes, sans examen sur le fond de l’affaire, pour défaut d’intérêt à agir.
Quant à EDF SA, sa filiale localisée au Mexique a été sélectionnée afin de porter un projet de centrale éolienne en 2011 construit sur les terres de l’Etat d’Oaxaca, sans prise en considération des droits des communautés autochtones, ce qui était dénoncé par les associations. Bien que le droit à agir et le droit à défendre d’EDF aient été reconnus, les demandes de mesures conservatoires ont été rejetées pour cause d’irrecevabilité également. Une autre affaire concerne la société Vigie Groupe (ex SUEZ) ne sera pas abordée ici.
La Cour d’appel considère quant à elle recevables ces actions, permettant aux demandes d’accéder au second temps d’un procès sur le fond. Ce faisant, une réponse est apportée à la controverse – incertitude - procédurale qui nécessitait une telle clarification.

En effet, en plus d’appuyer l’effectivité la loi sur le devoir de vigilance (I), la précision apportée permet de voir se dessiner l’ouverture d’un procès sur le fond (II).

I. Une avancée en faveur de l’effectivité de la loi sur le devoir de vigilance

L’effectivité de la loi sur le devoir de vigilance se voit confortée par les premières décisions bienvenues de la chambre du contentieux émergent (A), ainsi que par la recevabilité reconnue d’actions d’acteurs clés au sein des contentieux climatiques (B).

A. Les premières décisions encourageantes d’une nouvelle institution prometteuse

L’auteur de ces décisions est tout autant important que les décisions elles-mêmes. En effet, il s’agit de la nouvelle chambre de la Cour d’appel de Paris, dédiée aux contentieux émergents, comprise au sein du pôle économique. Cette chambre est en charge des litiges relatifs au devoir de vigilance ainsi qu’à la responsabilité écologique. Sa création a été annoncée lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour d’appel du 15 janvier 2024. Les décisions commentées constituent les premières décisions rendues par cette nouvelle institution. Cette dernière permet d’illustrer la prise de conscience quant à la spécificité du contentieux climatique émergent ainsi que de la nécessité d’une réponse adaptée aux réalités d’aujourd’hui.
En outre, du fait de sa compétence nationale, la jurisprudence à venir issue de cette chambre sera bienvenue en ce que les décisions qui en seront issues permettront une jurisprudence unifiée et concourra à davantage de sécurité juridique pour les entreprises. Ces nouveaux litiges et types de contentieux sont encore abstraits pour les entreprises qui rencontrent ainsi des difficultés à traduire concrètement leurs obligations issues des textes. Les affaires appelées à l’audience le 5 mars 2024, ici commentées, concernaient de grandes multinationales, dont les décisions étaient attendues afin de percevoir l’ambition de cette nouvelle chambre ainsi que de préciser des conditions de recevabilité de telles actions. Et pour cause, l’ambition semble être confirmée et les conditions de recevabilité précisées notamment en ce qui concerne les actions des associations.

B. La reconnaissance d’acteurs clés au sein des contentieux climatiques, les associations

Les principaux acteurs du contentieux climatique sont les associations de protection de l’environnement. En effet, les associations permettent la défense d’intérêts collectifs et participent d’une certaine manière à l’Etat de droit. Dans les décisions rendues, une des questions portait ainsi sur l’intérêt à agir des associations. Le juge rappelle que les intérêts défendus doivent entrer dans l’objet statutaire de l’association. Pour cela, il s’appuie sur les dispositions de l’article 1248 du Code civil, s’agissant du préjudice écologique, rappelant que « l'action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l'Etat, l'Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d'introduction de l'instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l'environnement. ». Mais également sur les dispositions de l’article L 225-102-4 du Code de commerce, relatif au devoir de vigilance qui précisent « lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. ». La question de l’intérêt à agir est essentielle puisque la recevabilité d’une action introduite par une association est conditionnée à la garantie effective des droits des justiciables. En matière de protection de l’environnement, on en saisit toute l’importance. La biodiversité, la nature, l’espèce humaine, les générations futures ne reçoivent pas la qualité de « sujets de droit » permettant le droit à agir en justice. Les associations reconnues comme recevables, sous réserve de leur objet statutaire, permettent ainsi de défendre les « intérêts écologiques » ( 3). Cela est en faveur de l’objectif poursuivi par le législateur de faciliter l’accès à la justice pour les victimes de violations de droits humains et d’atteintes à l'environnement.

Ces décisions œuvrent ainsi en faveur de l’effectivité de la loi sur le devoir de vigilance, par le prisme d’une institution spécialisée ainsi qu’en permettant de passer la première étape de la recevabilité d’acteurs clés afin de permettre l’avènement de futurs procès climatiques.

II. Des premiers jalons posés ouvrant la voie aux procès climatiques

Ces décisions ont ainsi permis en éclaircissant des éléments de procédure, l’émergence future de procès climatiques en clarifiant la recevabilité des collectivités (A), ainsi qu’en permettant aux juges de se prononcer prochainement sur le fond (B).

A. L’accès limité aux actions des collectivités

Au sein des demandeurs à l’action, il y avait également des collectivités, notamment dans l’affaire TotalEnergies. Le juge a considéré que ces dernières étaient dépourvues d’intérêt à agir, à l’exception de la ville de Paris. En effet, la cour a reconnu l’intérêt à intervenir du fait de son « très fort indice d’expositions aux risques climatiques avec un dépassement de plus de 2 °C identifié par l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique », mais également puisque la ville de Paris est « particulièrement impliquée dans cette lutte [contre le changement climatique] au travers de ses Plans Climat depuis 2007, son plan 2018 visant à atteindre une neutralité carbone en 2050. ». Toutefois, les autres collectivités ont été déboutées puisque la Cour a considéré que les compétences des collectivités est circonscrite aux territoires qu’elles administrent. Il leur est nécessaire de démontrer un intérêt public local et non seulement un intérêt public global. Ainsi, lorsqu’il existe une atteinte qui affecte l’ensemble de la planète, les collectivités territoriales doivent justifier une atteinte spécifique, c’est-à-dire l’affectation particulière de leur territoire. Il en résulte que si le territoire de la collectivité concernée est indirectement touché par les effets néfastes dénoncés, cela ne permet pas de justifier leur intérêt à agir.
Cette limite à la recevabilité des actions ne constitue pas une position dénuée de cohérence. En effet, lors d’une question posée au Sénat quant à l’étendue de la compétence d’un département en matière environnementale en 2016, la réponse apportée par le ministère de l’Aménagement du territoire, de la Ruralité et des Collectivités territoriales était la suivante « les dispositions de l’article L. 1111-2 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoient que les départements concourent avec l’État à la protection de l’environnement, ne peuvent être regardées comme attribuant une compétence propre aux départements et ne peuvent à elles seules justifier leur intervention dans ce domaine » (4). Puis, le Conseil d’État (5) avait déjà retenu une conception analogue s’agissant des autorisations environnementales considérant qu’une personne morale de droit public ne peut se prévaloir d’une compétence générique en matière de l’environnement, et qu’il est nécessaire de démontrer que sa situation est affectée en particulier. Ainsi, le juge administratif avait considéré que la Commune de Grande-synthe « eu égard à son niveau d'exposition aux risques découlant du phénomène de changement climatique et à leur incidence directe et certaine sur sa situation et les intérêts propres dont elle a la charge, justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation des décisions implicites attaquées » (6).

Il semble que le juge judiciaire suive ainsi la ligne du juge administratif bien que restreignant de ce fait le champ des potentiels requérants. Les décisions sur le fond sont désormais à venir.

B. Des décisions désormais attendues sur le fond

Sous réserve qu’il n’y ait pas de pourvoi en cassation, le débat ainsi ouvert va se poursuivre devant le Tribunal judicaire. Une première décision en matière de devoir de vigilance avait déjà été rendue concernant La Poste, (7). L’action avait été introduite par SUD PTT qui est une fédération de syndicats locaux français du secteur des activités postales et de télécommunications. L’intérêt à agir exigé par le Code du commerce était alors davantage aisé à démontrer. Le jugement soulignait en ce sens l’importance de l’inclusion des parties prenantes, telle que SUD PTT, à participer à l’élaboration du plan de vigilance, et « d’'identifier et d'analyser l'impact potentiel des activités de l'entreprise sur les droits fondamentaux des personnes, leur santé et sécurité ou sur l'environnement » (8). La Poste a finalement été condamnée à établir un plan de vigilance conforme aux prescriptions légales, le Tribunal se refusant à déterminer quelles mesures spécifiques devaient être prises.
Les décisions sont ainsi attendues, puisqu’elles constituent une réponse juridictionnelle qui va de pair avec la nouvelle législation grandissante en matière de devoir de vigilance. En effet, outre la loi de 2017, la Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, également connue sous le nom de Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD) vient d’être définitivement adoptée le 24 mai 2024 (9). Celle-ci prévoit quant à elle, s’agissant de ce devoir de vigilance « européen » la mise en place d’autorités de contrôle des exigences quant au devoir de vigilance avec des sanctions dissuasives. En outre, les prochaines décisions seront scrutées par toutes les entreprises concernées respectant les seuils, afin de vérifier la pertinence de leur plan de vigilance, les contrôles se multipliant et le juge s’immisçant progressivement au sein des contentieux climatiques. En ce sens, la place du juge parait centrale, en effet ce dernier peut être une solution face à l’absence de volonté ou de moyens des gouvernants. L’urgence écologique exige désormais que les gouvernants mais également les juridictions se positionnent et agissent en faveur de la protection de l’environnement poussant les entreprises à prendre leurs responsabilités sous peine d’être désormais sanctionnées.

(1) Chambre 5-12 – Cour d’Appel Paris – 18 juin 2024 - RG 23/14348, 21/22319 et 23/10583 ;
(2) Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre ;
(3) B. JADOT, « La reconnaissance des intérêts écologiques ... », op. cit., pp. 1 à 29 ;
(4) JO Sénat, 7 juill. 2016 ;
(5) Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 01/12/2023, 467009 ;
(6) Conseil d’État, 6ème - 5ème chambres réunies, 19/11/2020, 427301 ;
(7) TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827 ;
(8) Point 9 de la décision précitée ;
(9) Directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) no 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ;