Face à la colère des agriculteurs qui s’est intensifiée ces dernières semaines, des mesures ont été annoncées dans l’objectif d’apaiser les vives tensions.
La France n’est pas la seule concernée par le soulèvement du monde de l’agriculture. L’Europe est elle aussi gangrénée par les mobilisations des agriculteurs en Espagne, Bulgarie, Grèce, Portugal, Italie, Allemagne, Suisse ou encore en Pologne.
Soumis à de nombreux défis, le monde rural souhaite porter ses mécontentements à l’exécutif tant national qu’européen.
Les agriculteurs au sein de l’Union européenne se retrouvent ainsi unis dans leur diversité, unis d’abord par leurs revendications qui sont assez similaires dans leur substance mais divers par leur nationalité, emplacement géographique et type d’agriculture concerné.
Les différents barrages, manifestations, cortèges ont abouti à des annonces sur divers sujets dont on peut s’interroger sur les incidences du point de vue de l’environnement et si cela s’inscrit in fine réellement dans l’intérêt des agriculteurs.

Les protestations étaient – sont - nombreuses et éparses : des revenus trop bas, la hausse des prix de leurs produits, la concurrence étrangère, le système de l’organisation mondiale du commerce, la « surtransposition », une Europe déconnectée de la réalité du terrain, une politique européenne peu lisible, un manque de reconnaissance, les disparités entre petites et grandes exploitations, la responsabilité de la souveraineté alimentaire…

En réponse à cela, des mesures ont été annoncées, lesquelles interrogent sur la conciliation qui a tenté d’être assurée entre des intérêts pour le moins antagonistes. Plus précisément, la préservation de l’environnement semble avoir été reléguée à l’arrière-plan. La situation, aussi complexe soit-elle, appelle premièrement à un état des lieux, non-exhaustif, des mesures environnementales prises ces derniers jours (I) suivi d'une prise de conscience des difficultés inhérentes à la relation entre l'agriculture et la préservation de l'environnement (II).


I. Des mesures synonymes de régression écologique ?

Au niveau national, le gouvernement a annoncé plusieurs salves de mesures. D’abord, la taxe sur le gazole non routier (GNR) a été partiellement annulée. Les agriculteurs pourront désormais demander le remboursement partiel de la taxe sur le GNR. La ristourne sera appliquée dès l’achat à partir de juillet. Il s’agit d’un carburant nécessaire pour alimenter les engins agricoles tels que les tracteurs et moissonneuses. Les grandes exploitations sont les principales concernées. L’intérêt du GNR est qu’il serait moins polluant que le fuel en raison de sa faible teneur en soufre. Et pour cause, les tracteurs constituent la source de polluants la plus importante du secteur non routier, cela étant les émissions de gaz à effet de serre de ces derniers ont été considérablement réduits en vingt ans. De plus, il n’existe toujours pas d’alternatives, des difficultés demeurant quant à la durabilité des systèmes, la capacité des batteries… Par ailleurs, le gouvernement a assuré porter la revendication de la France au niveau européen notamment sur les jachères ce qui s’est révélé fructueux et sera mentionné plus bas. Autre mesure et non des moindres, l’annonce de la mise en pause du plan Ecophytho. Il vise à réduire de moitié l’utilisation des pesticides d’ici 2030 (par rapport à 2015-2017). La suspension de ce plan a été annoncée jusqu’au 30 juin 2024. Le principal objet de la contestation dans le plan Ecophyto est l’indicateur central du plan : le Nodu (nombre de doses unités), cet indicateur permet de mesurer les quantités de molécules utilisées par les exploitants. Les critiques des associations écologistes ont abondé à la suite de cette dernière annonce. Le président de France Nature environnement Antoine Gatet a pu faire valoir qu’il s’agissait d’« un très mauvais signal ». Générations futures dénonce « des mesures rétrogrades, il s’agit d’une erreur politique majeure ». Le directeur du plaidoyer WWF a notamment alerté qu’il s’agissait « d’une pollution chimique qui est un des principaux facteurs du déclin de la biodiversité animale et végétale, au même niveau que le changement climatique ». Les agriculteurs sont également conscients du délaissement de la persévération de l’environnement, la Confédération paysanne déplore en ce sens « beaucoup de reculs environnementaux dans les annonces ».
D’autres mesures relatives aux autres revendications ont également été annoncées telles que l’augmentation des contrôles du respect de la loi EGALIM (1), des aides d’urgence ou exceptionnelles, des aides pour la filière biologique, une opposition à l’accord controversé MERCOSUR. De plus, l’objectif de souveraineté alimentaire devrait être inscrit dans les textes législatifs, l’origine des produits étrangers devrait être mieux indiquée sur les emballages, et la transmission des exploitations entre agriculteurs facilitée.

L’Union européenne n’est pas non plus restée inerte. D’abord, la suspension de l’obligation de mise en jachère de 4% des terres arables a été prolongée, alors qu’elle devait être de retour en cette année 2024. La mise en jachère consistait à retirer une partie des terres agricoles de a production en les laissant en friche et était initialement prévue afin de réguler la production agricole et d’éviter les excédents de production. Cela constituait une condition afin de percevoir les aides de la Politique agricole commune (PAC). Laisser des portions de terre exempte de toute production permettait de préserver la biodiversité et de limiter l’agriculture intensive. Un rapport parlementaire sur les dynamiques de la biodiversité dans les paysages agricoles, en date du 24 janvier 2024, notait que les populations d’oiseaux ont diminué de 43 % et plus de 40 % des eaux de surface sont affectées par des pollutions, les sols sont également de plus en plus détériorés. La réduction d’oiseau serait principalement due à « l’augmentation de la quantité d'engrais et de pesticides utilisée par hectare" (2).
Autre mesure annoncée par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, le retrait de la proposition de réglementation sur l’usage durable des pesticides. En particulier, bien qu’il dût faire l’objet de discussions, il prévoyait la réduction de moitié de l’utilisation des pesticides dans l’Union européenne. Cette décision n’a eu comme conséquence que d’accentuer les clivages. D’une part, avec l’intense lobbying de l’agro-industrie, et d’autre part avec une partie des agriculteurs comme les apiculteurs qui alertent par exemple quant à la survie de leurs cheptels d’abeilles. Cela étant, selon la présidente de la Commission, il ne s’agit que d’une remise à plus tard, le sujet reste toujours d’actualité et une proposition davantage réfléchie devrait être de nouveau proposée dans les prochains mois.

Afin d’apprécier l’opportunité des mesures prises, et si ces dernières constituent un miroir aux alouettes, l'attention doit être portée sur les liens particuliers qu'entretiennent le secteur de l'agriculture et la pensée écologique.


II. Les défis de la relation entre l’agriculture et la préservation de l'environnement, une alliance illusoire ?

Confronter le secteur de l’agriculture à la préservation de l’environnement est complexe. L’environnement et les activités agricoles ont chacun des répercussions l’un pour l’autre. D’une part, l’agriculture et la sylviculture sont responsables de 21 % des émissions françaises de gaz à effet de serre (3). Il s’agit du deuxième secteur le plus polluant après le transport et avant l’industrie. Ces émissions sont composées pour 45 % de méthane, due à la digestion des ruminants et au stockage des effluents, 42 % de protoxyde d’azote issus des engrais azotés , des effluents d’élevage et des résidus de cultures, 13% enfin de dioxyde de carbone provenant notamment de la consommation d’énergie sur la ferme avec les bâtiments ou les engins agricoles. Pour autant, le secteur agricole et forestier est dans le même temps capteur de gaz à effet de serre, le carbone se retrouve enfermé dans la biomasse et dans le sol par l’accumulation de matière organique. Par ailleurs, concernant les pesticides, la consommation de pesticides par les agriculteurs en France a augmenté de 80% entre 1990 et 2017 selon les données du ministère de l’Agriculture. Les effets tendent pourtant à être de plus en plus connus du fait de la pulvérisation, volatilisation, des infiltrations ou ruissellements dans des zones non traitées. Cela est responsable de la pollution des sols, de l’eau ou de la flore, des agriculteurs eux-mêmes, ce sont la civilisation et toute la biodiversité qui sont concernées. De plus, les conséquences de la mixité de ces substances sur le long terme sont encore inconnues.

D’autre part, les impacts du changement climatique sur les agriculteurs sont tout autant préoccupants. En effet, le secteur agricole est soumis aux aléas climatiques et en est de plus en plus victime. Les vagues de chaleur, sécheresses, la salinisation des terres, la variation de la pluviosité, les inondations entraînent des répercussions sans précédents sur les cultures. Selon le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), les pertes de récoltes liées aux sécheresses auraient triplé ces cinquante dernières années en Europe. Toujours d’après le GIEC, 8% des terres agricoles actuelles deviendront d’ici 2100 climatiquement inadaptées. Les agriculteurs sont d’ailleurs inégalement touchés par les aléas climatiques pour des raisons géographiques ou économiques.

A titre d’illustration de cette relation si délicate, les bassines de stockage d’eau sont source de nombreux débats. Ces réservoirs artificiels destinés à irriguer les cultures en période de sécheresse s’attirent les foudres des écologistes alors qu’elles sont plébiscitées par une partie des agriculteurs. Pour ses détracteurs, les raisons principales tiennent du fait de la favorisation d’une agriculture intensive et productiviste qui en résulte, de la perturbation du cycle naturel de l’eau causé par le pompage des nappes phréatiques ou des rivières, des nuisances potentiellement subies par les locaux, des pertes quantitatives ou qualitatives possibles du fait de l’évaporation de l’eau. Quant aux agriculteurs, ces réserves permettent d’assurer la rentabilité de leurs exploitations en sécurisant leur approvisionnement en eau et de ce fait en luttant contre les périodes de sécheresse. Ils ajoutent que seuls les excédents seraient puisés et non les nappes profondes.

Ainsi, la prise de conscience de l’inadaptation du modèle d’agriculture actuel retentit. Plus encore, d’autre défis cruciaux s’entremêlent avec celui de l’environnement, l’agriculture est une cause d’enjeu de souveraineté alimentaire et permet l’indépendance nationale, si chère dans le contexte international que l’on connaît actuellement. La prise de conscience des défaillances du système agricole et des politiques l’entourant est un premier défi relevé. Il reste à surmonter les divisions et les émotions afin de traiter de manière pragmatique la situation actuelle, et d'engager une réforme difficile mais indispensable de la politique agricole européenne si ce n’est mondiale. De manière – sans doute - lacunaire plusieurs traits de réponse peuvent être avancés. Des pratiques agroécologiques émergent telles que la diversification de culture, le maintien d’infrastructures agroécologiques, mettre en place une végétation permanente sur les sols. De plus, l’utilisation de l’intelligence artificielle peut être faite dans un objectif d’amélioration de la productivité et apporter une aide dans une production plus verte. Le commerce international pourrait devenir un commerce équitable, accompagné d’une sensibilisation des consommateurs aux enjeux de l’agriculture et aux modes de production respectueux de l’environnement.

Enfin, le biologiste Marc-André Selosse déplorait dans une tribune le clivage entre pensée écologique et agriculture (4), selon ce dernier : « Le désarroi des agriculteurs parle : il est urgent d’aller vers eux, mais pas à n’importe quel prix. Demain, les sciences de l’écologie et les fonctions écosystémiques doivent améliorer les salaires et la vie des agriculteurs ; réciproquement, ceux-ci doivent devenir les agents d’une meilleure gestion de l’environnement. (…) On ne pourra sauver l’environnement sans les agriculteurs, et réciproquement ».


(1) Loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous ;

(2) Communiqué de presse national, 15 mai 2023, selon une étude du CNRS ;

(3) Selon un rapport national Secten 2022 du Citepa ;

(4) Tribune publiée sur Le monde, 01 février 2024, Marc-André Selosse « On ne pourra sauver l’environnement sans les agriculteurs, et réciproquement ».