En l’application du devoir de vigilance issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, le 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé pour la première fois, en référé, sur une affaire du grand projet pétrolier mené par TotalEnergies et ses filiales en Ouganda et en Tanzanie, après l’assignation de différentes organisations non gouvernementales françaises et ougandaises. Cette affaire, liée directement à l’application d’une loi dont les députés français ont l’espoir de qu’elle fasse un changement à niveau mondial.
TotalEnergies a publié en mars 2019 un plan de vigilance pour l’exercice qui a fini en 2018, intégrant le méga projet pétrolier que cette entreprise développe avec ses filiales en Ouganda et en Tanzanie. À partir le mois de juin 2019, six ONG (Les Amis de la Terre, Survie, The National Association of Professional Environmentalists, Africa Institute for Energy Governance, Civic Response to Environment and Development et Navigators of Development Association) ont mis TotalEnergies en demeure de modifier leur plan de vigilance pour qu’il soit au niveau des exigences légales et, en même temps de suspendre les travaux afférents à ce projet qu’ont été jugés comme « des graves atteintes ou risques d’atteintes aux droits humains et l’environnementaux », surtout pour des atteintes liées à l’éviction forcée des populations locales, à la liberté d’expression et à l’environnement (émissions massives de GES, forage de centaines de puits de pétrole dont certains à l’intérieur du parc national, construction de routes goudronnées, pompage d’importantes quantités d’eau en provenance du lac Albert, passage de l’oléoduc par des zones protégées).
Après trois mois de la mise en demeure, les ONG ont, en octobre 2019, saisi le tribunal judiciaire de Nanterre en référé pour forcer TotalEnergies à respecter l’obligation légale de devoir de vigilance.
Le jugement rendu en état de référé inhabituellement extensif (24 pages), après plus de trois ans de procédure, la juridiction des référés a finalement déclaré les demandes des ONG irrecevables.

Avant d’analyser en détail ces jugements, ce serait bien d’analyser la procédure dans lequel ils ont été rendus.

1. L’exception d’incompétence ou l’anéantissement de la célérité de la procédure de référé
Il pourrait se prêter à sourire lorsque dans cette affaire de jugement référé (qui doit être un examen rapide du contentieux), trois ans et demi se sont écoulés entre la demande initiale des ONG et les jugements de première instance.
Ce délai très long est dû à l’exception d’incompétence soulevée devant le tribunal initialement saisi. TotalEnergies a contesté la compétence matérielle du tribunal judiciaire de Nanterre, soutenant que l’action relevait de la compétence exclusive du tribunal de commerce. Le tribunal judiciaire de Nanterre puis la cour d’appel de Versailles ont fait droit à la position de TotalEnergies. La Cour de cassation leur a finalement donné tort, considérant que les associations disposaient d'une option de compétence en leur faveur.
En février 2021, alors que l’affaire était enfin renvoyée devant le tribunal judiciaire de Nanterre, le législateur a créé une nouvelle compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance, en référé comme au fond. Par ordonnance du 21 avril 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre s’est déclaré incompétent au profit de la juridiction des référés près le tribunal judiciaire de Paris.
Sur le terrain procédural, l’adoption de l’article L. 211-21 du Code de l’organisation judiciaire est indéniablement utile :
a) Elle évitera à l’avenir toute exception d’incompétence matérielle ou territoriale, qui a nécessairement pour effet de faire « perdre » du temps avant l’examen d’une action que le législateur a voulu préventive.
b) Elle permettra une spécialisation des magistrats professionnels parisiens, face à un contentieux.
Enfin, la durée de la procédure s’explique également par l’essaie de médiation imposée par le juge aux parties : cette volonté de résolution amiable du litige affectera les décisions.

2. Une nouvelle pédagogie
Première juridiction à faire application de la loi sur le devoir de vigilance, la juridiction des référés du tribunal judiciaire de Paris a démontré la nouvelle procédure : ces jugements analysent le contexte et le contenu de la loi, mais également et en des termes simples, exposent les pouvoirs du juge des référés en général et s’agissant du devoir de vigilance en particulier.
Comme aide à l’analyse, face à une loi très brève, le tribunal a demandé de l’aide de trois professeurs d’université spécialistes du devoir de vigilance, intervenus en qualité d’amici curiae, démarche peu fréquente devant la juridiction des référés. Leur audition du 26 octobre 2022 n’ait pas été publiée. Cela est une perte car son information aurait constitué un complément utile pour l’élaboration de cette jurisprudence et dans l’analyse des jugements rendus.
Le tribunal a manifesté, pour aboutir à l’irrecevabilité des demandes, qui lui étaient soumises et a indiqué aussi (à titre surabondant) que, au-delà de la fin de non-recevoir retenue, les demandes des ONG n’entraient pas dans les pouvoirs du juge des référés, juge de l’évidence. Il se justifie ainsi doublement de ne pas se prononcer sur le bien-fondé des demandes d’injonction qui lui ont été soumises. Si la démarche du tribunal est louable, il existe le doute de si, dans sa volonté d’explication, les juges ne seraient pas allés au-delà de la loi.

3. Une analyse critique de la loi sur le devoir de vigilance et de ses lacunes
La France a adopté de manière innovante le devoir de vigilance des entreprises, mais, la loi sur le devoir de vigilance adoptée le 27 mars 2017 se résume à l’introduction de deux articles dans le Code de commerce (article L225-102-4 et article L225-102-5), prévoyant deux mécanismes : un contrôle ex ante du plan de vigilance pour entreprises de plus de 5.000 salariés (sur territoire français ) ou 10.000 salaries à l’international, qui doivent intégrer à leur rapport de gestion annuel reposant sur un contrôle du juge saisi par « toute personne justifiant d’un intérêt à agir », afin qu’il soit enjoint à ladite entreprise, le cas échéant, sous astreinte, de respecter ses obligations, d’une part ; un contrôle ex post reposant sur le mécanisme de la responsabilité civile, d’autre part par un décret en Conseil d’État.
Dans ses jugements du 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris a fait un inventaire négatif, il liste ainsi tout ce qui, selon lui, fait défaut : absence de référence à des principes directeurs, des normes internationales préétablies, pas de classification des devoirs de vigilance et, du côté du « droit positif » il ne présente aucun référentiel, aucune typologie précise des droits concernés ou des mesures au sens de cette loi ; absence aussi de modus operandi, de schéma directeur, d’indicateurs de suivi, d’instruments de mesure pour l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance ; absence d’organisme de contrôle indépendant, de moniteur ou d’indicateurs de performance.
Le tribunal souligne aussi que le décret d’application n’est pas intervenu à ce jour, six ans après l’adoption de la loi. Cela permet de penser qu’il existe une intention politique assumée. La direction des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice ont expliqué de ne pas avoir identifié, à ce stade, de besoin de précision des mesures de vigilance. On retourne donc, à la pensée de la volonté politique de permettre une mise en œuvre exigeante effective du devoir de vigilance.
Finalement, le tribunal conclut que le seul contrôle revient au juge, muni de l’outil de la notion standard de « caractère raisonnable » des mesures, dont il semble regretter le caractère « imprécis, flou et souple » face aux « buts monumentaux » assignés par la loi aux entreprises.

La notion de « raisonnable » est un outil courant au service du juge dans l’application de la loi, qui permet dans de nombreuses situations une véritable adaptabilité de la loi aux évolutions de chaque situation et une vraie efficacité dans l’appréhension des faits par le droit.
Le juge, considéré pauvrement armé par le législateur, opère un tel contrôle de la mise en œuvre du devoir de vigilance, en procédant à une analyse du caractère raisonnable des mesures et en considérant, au besoin, dans les principes internationaux de droit non contraignant (Organisation des Nations unies, OCDE, etc.). Même si en l’espèce on comprend, au moins pour partie, les critiques des juges parisiens face à l’immense tâche qu’il a sur ses épaules.

4. Le « modus operandi » implicite de la loi et la consécration d’une fin de non-recevoir
Le tribunal opère ensuite un travail d’exégèse et découvre, malgré la parcimonie du législateur que le tribunal déplore, le modus operandi que prescrirait le texte.
Il était déduit du fait que l’article L. 225-102-4 du Code de commerce prévoie que l’élaboration du plan doit se faire « en association avec les parties prenantes » Or, le seul cadre formel contenu dans la loi est l’exigence d’une mise en demeure de la part de « toute personne qui y a intérêt » préalable à la saisine du juge.
Le tribunal utilise cette mise en demeure comme véhicule du « processus de collaboration » pour l’élaboration du plan, garant d’une phase obligatoire de dialogue amiable. Le tribunal – présidé par monsieur Fabrice Vert, magistrat connu pour appliquer la gestion de résolution amiable des conflits – mène ce raisonnement jusqu’à son terme, considérant que la phase de négociation amiable préalable à la saisine du juge serait obligatoire et que l’effectivité de cette négociation amiable ne serait assurée que par une mise en demeure « ferme et précise pour permettre d’identifier les manquements imputés au plan. Pour lui, le manquement de cette négociation amiable conduira à l’irrecevabilité de la demande d’injonction formée auprès du juge.
Le tribunal déclare irrecevables les demandes formées par les ONG à raison de ce défaut de mise en demeure. Les ONG avaient adressé une mise en demeure à TotalEnergies plus de trois mois avant la saisine du juge en 2019, mais le juge considère que cela n’est pas suffisant.
Le tribunal ne s’a pas contenté d’exiger qu’une mise en demeure ait effectivement été adressée, ni même qu’il y ait une adéquation entre les termes de la mise en demeure et l’assignation. Il va plus loin encore en exigeant une adéquation entre les griefs contenus dans la mise en demeure initiale et ceux présentés dans les demandes formulées au tribunal.
Ainsi, le tribunal explicite la fin de non-recevoir opposée aux ONG demanderesses en déclarant que « les demandes actuelles se fondent sur plus de deux cents nouvelles pièces en relation à celles annexées à la mise en demeure de 2019, de sorte qu’il y a lieu de considérer que les griefs, objet des demandes formées par les demanderesses relativement au plan de vigilance pour l’année 2021 n’ont pas été notifiés à la société TotalEnergies par une mise en demeure préalable à la saisine du juge ».

Ce raisonnement fait formuler des questionnements et permet d’identifier des observations, entre elles :

a) Devra avoir une nouvelle mise en demeure chaque fois qu’il aura un nouveau plan de vigilance ? Si la société ne change pas les dispositions de son plan de vigilance d’une année sur l’autre, la mise en demeure initiale serait-elle toujours valable? À l’inverse, si le plan de vigilance évolue d’une année sur l’autre, une nouvelle mise en demeure devrait-elle être adressée, en générant un nouveau délai de trois mois préalable à la saisine régulière du juge? Si est pris en compte le délai moyen nécessaire à une juridiction de première instance, y compris en référé, pour rendre une décision, apparemment les juges saisis ne pourront pas se prononcer sur les demandes formées avant qu’un nouveau plan soit publié, nécessitant l’envoi d’une nouvelle mise en demeure, alors, comment sera possible éliminer cette condition interminable et sans sortie pour la partie demanderesse pour permettre au juge de statuer sur les respects des obligations de vigilance mises à la charge des entreprises
Le tribunal indique que, « suite à l’assignation, la société TotalEnergies a publié de nouveaux plans de vigilance pour les années 2019-2021, apportant de nombreuses modifications au premier plan de vigilance et reproche après en critiquant aux ONG l’absence de mise en demeure concernant le plan de vigilance pour 2021.
Cette interprétation se laisse voir plus forte que la Cour de cassation quand cette dernière a considéré les demandes en justice, sous toutes leurs formes, comme valant en principe mise en demeure. En considérant le comportement de la Cour, le tribunal aurait pu identifier dans les conclusions des ONG demanderesses une interpellation suffisante adressée à TotalEnergies de modifier son plan de vigilance valant mise en demeure au sens de la loi.

b) En reprochant aux parties d’avoir produit au cours de l’instance des pièces nouvelles qui n’étaient pas annexées à la mise en demeure initiale, le tribunal s’oppose à la pratique procédurale habituelle et aux prescriptions du Code de procédure civile (CPC) et en faisant cela, il montre de procéder plus loin de l’intention du législateur.
Effectivement, la position adoptée par le tribunal exprime leur exigence par rapport à que les « parties prenantes » aient déjà fait part de l’ensemble de leurs griefs à l’égard du plan de vigilance critiqué, des demandes qu’ils sous-tendent et des pièces à leur soutien au moment où l’instance judiciaire s’ouvre.
Le juge interviendrait ainsi en dernier ressort, après l’échec consommé d’un dialogue argumenté. Cela revient à redessiner l’office du juge. Avec cela, apparemment le travail d’un tribunal prend le chemin pour tout laisser faire aux parties prenantes, sans autre solution que de cantonner leurs demandes aux griefs initiaux, certains « périmés » ou en passe de l’être.
Si l’article 4 du Code de Procédure Civile indique que l’objet du litige est déterminé par les prétentions des parties, fixées pour la demanderesse par l’acte introductif d’instance, il prévoit de toute façon que l’objet du litige peut « toutefois » être modifié par des demandes incidentes lorsque celles-ci se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant. L’article 70 du même code prévoit quant à lui la possibilité de demandes additionnelles sous les mêmes réserves.
Mais, apparemment, il existe le doute si les termes de jugement final du tribunal étaient identiques ou présentaient un lien suffisant avec celles présentées dans la mise en demeure initiale.

Le 1er juin 2023 vient d’être signée la « Proposition de Directive vigilance des entreprises en matière de durabilité », modifiant la Directive (UE) 2019/1937. On espère que la façon d'aborder les affaires sera plus objective et va considérer le maximum de ressources à analyser afin d'obtenir des jugements plus équitables.



Source: www.actu-juridique.fr Premiers jugements sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises : le juge des référés entre pédagogie et (sur)interprétation. Laurent Martinet, avocat au barreau de Paris ; Vincent Rouer, avocat au barreau de Paris ; Lucie Bocquillon, avocate au barreau de Paris.

TJ Paris, 28 févr. 2023, no 22/53942 : https://lext.so/XFW7e8

TJ Paris, 28 févr. 2023, no 22/53943 : https://lext.so/fH1TA0