« La pensée formulée est opinion qui exige échange et expression ; le sage est libre jusque dans les chaînes, mais sa réflexion est perdue s’il y demeure sans pouvoir s’exprimer. On voit immédiatement où se situe le maillon faible de la pensée : s’il est difficile d’empêcher un être humain de penser, il est en revanche plus aisé de s’en prendre au moment ou au moyen qui permet la communication des idées, lorsqu’elles deviennent opinion» (1).

Par deux décisions, les 18 (2) et 19 (3) Juin derniers, les Sages de la rue Montpensier ont réaffirmé, par le biais de contrôles de constitutionnalité, leur attachement à la liberté d’expression et de communication.
Le contrôle de constitutionnalité est le mécanisme par lequel la Cour Constitutionnelle contrôle la conformité à la constitution en vigueur d’une loi, d’un règlement ou des engagements internationaux (4).
En France, la saisine des Sages peut se faire à l’initiative du Président de la République, du Premier Ministre, du Président de l’Assemblée Nationale ou celle du Président du Sénat.
Depuis la révision constitutionnelle de 1974, la saisine du Conseil constitutionnel est également ouverte à 60 députés ou 60 sénateurs, pour contrôler la constitutionnalité d’une loi, entre le moment de son adoption et celui de sa promulgation (contrôle a priori) (5).
L’article 61-1 de la Constitution (6) prévoit enfin une possibilité de saisine du Conseil Constitutionnel, lorsqu’ à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que cette dernière garantit (contrôle a posteriori). C’est la question prioritaire de constitutionnalité (7), un droit au bénéfice des justiciables, limité aux lois ordinaires. Ces derniers peuvent la soulever devant n’importe quelle juridiction.
Que ce soit à l’occasion d’un contrôle a priori, dans l’espèce de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (Première partie) ou a posteriori, le délit de recel d’apologie d’actes de terrorisme (Deuxième partie), aucune atteinte non nécessaire, adaptée et proportionnée ne doit être portée à la liberté d’expression.

I- CENSURE DE LA LOI SUR LA LUTTE CONTRE LA CYBER HAINE :

Saisis par un groupe de plus de soixante sénateurs, les juges de la Cour Constitutionnelle ont rendu le 18 Juin 2020, leur décision au sujet de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « Loi Avia ».
Censurée en ses dispositions phares (A), comme en ses dispositions « accessoires » (B), ladite loi ne pourra faire l’objet d’une promulgation (8).

A- Une censure des dispositions principales de la loi Avia :

Les dispositions phares de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet étaient notamment : l’obligation de retrait dans un délai d’une heure, des contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, sur demande de l’administration (Article 1, paragraphe II) et celle de retrait dans un délai de 24 heures des contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel (Article 1, paragraphe I).
Pour les sages, l’exercice de la liberté d’expression et de communication implique de nos jours, d’une part, la liberté d’accéder aux services de communication au public en ligne et de s’y exprimer, d’autre part.
Le législateur quant à lui a toute latitude pour non seulement encadrer la jouissance de ces droits mais aussi prendre les mesures nécessaires à faire cesser les divers abus. Ceci à la condition que ces derniers portent atteinte aux droits et libertés des tiers. Plus avant, la valeur cardinale de la liberté d’expression et de communication, condition de la démocratie et garantie du respect des autres droits et libertés justifie que les atteintes (en l’espèce les limitations) à l’exercice de cette liberté soient nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi.
Les obligations instaurées par les dispositions légales contestées sont-elles nécessaires, adaptées et proportionnées aux abus qu’elles doivent faire cesser ?
Si l’intention du législateur est louable, dans la mesure où elle vise à faire cesser des abus indiscutables, le jeu semble ne pas en valoir la chandelle pour les juges. Par deux fois, et en se livrant à une appréciation in concreto des conditions, effets et de la portée éventuelle, ils ont censuré lesdites dispositions.
En ce qui concerne les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, la qualification desdits contenus, qui relève exclusivement de l’administration, et la nature incompressible du délai d’exécution de l’obligation de retrait en rendent l’exécution obligatoire. Les opérateurs encourent également des sanctions conséquentes en cas d’inexécution de cette obligation légale.
Concrètement, une fois saisis par l’administration, les opérateurs n’ont d’autre solution que de retirer les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique.
Les contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel quant à eux sont relatifs à douzaine d’infractions (9) relevant de qualifications pénales. Ce sont entre autres : la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou de provocation à la discrimination à l’égard de ces dernières personnes ; la transmission d’une image ou d’une représentation d‘un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique etc.
Il revient à l’opérateur, suite au signalement émanant d’une personne physique ou morale de procéder à l’examen des contenus signalés (quel qu’en soit le nombre et le degré de technicité juridique) au regard de l’ensemble des infractions et d’apprécier le caractère manifeste de l’illicéité. Au sujet de cet examen, un auteur a pu affirmer « même le juge, pourtant spécialiste de la qualification juridique, se trouve parfois dans une situation tangente qui l’amène à se tromper, spécialement dans ces matières aux nuances très pointues » (10).
Ce tableau, comme si cela ne suffisait pas, se corse d’un délai plus que court de mise en œuvre (24 heures) et des lourdes sanctions prévues par le législateur.
Ceci revient à mettre à la charge des opérateurs une obligation de résultat renforcée, assortie qui plus est d’une clause exonératoire imprécise à la portée plus qu’incertaine. En définitive, la seule échappatoire pour l’opérateur est de censurer, dès le signalement, pour échapper aux sanctions.

La censure par le Conseil constitutionnel des dispositions principales de la Loi Avia a pour effet de priver les dispositions et obligations accessoires de toute valeur. Ce faisant, elle consacre le statu quo ante.

B- Une censure des dispositions accessoires :

Accessorium sequitur principale (11). Tel un château de cartes, les dispositions secondaires (accompagnatrices, explicatives ou d’application), à la suite de celles dites « phares » de la Loi Avia sont tombées.
Les articles 4, 5, 7, 8, 9 et 18 de ladite loi définissaient certaines obligations de contrôle des contenus illicites auxquelles pouvaient être soumis certains des opérateurs, ainsi que leur régime d’entrée en vigueur.
L’article 4 liste des obligations auxquelles sont tenus les opérateurs, elles-mêmes issues des paragraphe I et II de l’article 1. La liste desdites obligations est complétée par l’article 5. Plusieurs de ces obligations étant liées aux conditions de mise en œuvre de l’obligation de retrait des contenus, suivent de ce fait le sort de cette dernière.

L’article 7, en son paragraphe I détermine les nouvelles compétences du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). Il doit notamment veiller et encourager au respect des dispositions créées par le paragraphe 1 et les articles 4 et 5 de ladite loi. Le paragraphe II du même article complète l’énumération des nouvelles compétences dévolues au CSA.
Les dispositions de l’article 7, paragraphes I et II étant inséparables des dispositions ci-dessus évoquées, elles-mêmes contraires à la Constitution, ont à leur tour été déclarées contraires à la Loi fondamentale. Ce faisant, le paragraphe II de l’article 19, lié à l’article 7 s’est vu réserver un sort identique.

L’article 8 fixe les conditions dans lesquelles l’administration peut demander à un opérateur d’empêcher l’accès à un site reprenant un contenu dont un juge a considéré qu’il relevait des infractions prévues au paragraphe I de l’article 1. Ce sont les fameux sites miroir (12).
L’article 9, quant à lui, régit les relations entre certains annonceurs et les opérateurs inscrits sur la liste tenue par l’administration, dont les dispositions sont inséparables de celles de l’article 8. On devine ainsi donc le sort que leur ont réservé les juges constitutionnels.
Les articles 4, 5 et 7 ayant été déclarés contraires à la constitution, les références à ces articles figurant à l’article 18 le sont également, par voie de conséquence.
In fine, ont été déclarées contraires à la Constitution, les articles 1 (paragraphe I et II) ; 3 ; 4 ; 5 ; 7 ;8 ; 9 ; une partie de l’alinéa 2 de l’article 10 ; l’article 12 en ses points 1, 2 et 3 ; les mots « 4 et 5 ainsi que les I, II, III de l’article 7 » figurant à la première phrase de son article 18, et la seconde phrase de ce même article ; le paragraphe II de son article 19 ; ainsi que son article 11.
Une version peau de chagrin de la loi a été publiée au Journal officiel (13), le 24 Juin 2020.

Un an, jour pour jour donc après sa réécriture en commission (14), la loi Avia a été censurée par la Cour Constitutionnelle.
Alors qu’elle s’attaquait à une question importante et d’actualité (15), le gouvernement et les porteurs de la loi ont péché par manque d’attention (16) aux mises en garde et rappels à l’ordre, au plan national, société civile et monde politique, que du communautaire.
Cela remet-il en question l’opportunité ou le bien-fondé de la lutte contre la haine en ligne ? Une réponse par la négative s’impose. Seuls les moyens déployés pour arriver à cette fin sont contestés. L’honorable Laetitia AVIA quant à elle ne s’avoue pas vaincue.
Comme nous l’évoquions cependant dans un précédent article (17), ces phénomènes marquent la genèse de ce qui risque d’entraîner une révision du régime de responsabilité des plateformes.
Quel régime de responsabilité pour ces multinationales d’internet, vecteurs de la liberté d’expression, pour le meilleur et le pire, dans une économie fortement dépendante du numérique ? Le Digital Services Act (18) apportera un début de réponse.

Pour le moment, il est assez ironique d’assister à une « censure préventive » d’une loi censée « censurer de façon curative » des propos haineux en ligne.


J. MAZARS, « La liberté d’expression, la loi et le juge » ; Rapport Annuel de la Cour de Cassation, Étude dur le thème des Libertés, 2001, (Consulté le 26/06/2020) ;
2 Décision n°2020-801 DC du 18 Juin 2020 ;
3 Décision n°2020-845 QPC du 19 Juin 2020 ;
4 Les lois organiques et les règlements des assemblées parlementaires font l’objet d’une transmission d’office au Conseil constitutionnel ;
5 La saisine ne peut intervenir que pendant le délai de promulgation d’un texte voté, c’est-à-dire pendant quinze jours au plus. La saisine suspend la promulgation du texte ;
6 « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article » ;
7 Introduite par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 ;
8 Fiche de synthèse n°39 : Le contrôle de la constitutionnalité des lois (Consulté le 26/06/20) : « … une décision déclarant la totalité d’une loi contraire à la Constitution fait obstacle à sa promulgation. La procédure législative qui a conduit à l’adoption d’une telle loi se trouve annulée et il n’y a d’autre solution que de la reprendre dès l’origine, sauf si le motif de non-conformité constitue un obstacle déterminant supposant, par exemple, une modification préalable de la Constitution elle-même. »
9 Il s’agit des infractions d’apologie à la commission de certains crimes ; de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou de provocation à la discrimination à l’égard de ces dernières personnes ; de contestation d’un crime contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; de négation, de minoration ou de banalisation de façon outrancière de l’existence d’un crime de génocide, d’un autre crime contre l’humanité que ceux précités, d’un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou d’un crime de guerre lorsque ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ; d’injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap; de harcèlement sexuel ; de transmission d’une image ou d’une représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ; de provocation directe à des actes de terrorisme ou d’apologie de ces actes ; de diffusion d’un message à caractère pornographique susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ;

10 BIGOT Ch., Loi Avia de lutte contre les contenus haineux : itinéraire d’une censure annoncée au nom de la liberté d’expression ;
https://www.dalloz-actualite.fr/node/loi-avia-de-lutte-contre-contenus-haineux-itineraire-d-une-censure-annoncee-au-nom-de-liberte-d#.Xw8eMfm69PY (Consulté le 30/06/20)
11 L’accessoire suit le (régime juridique du) principal ;
12 http://glossaire.infowebmaster.fr/site-miroir/ (Consulté le 29/06/20)
13 LOI n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2020/6/24/JUSX1913052L/jo/texte
14 JANUEL P., La proposition de loi de lutte contre la haine en ligne remaniée,
https://www.dalloz-actualite.fr/flash/proposition-de-loi-contre-haine-en-ligne-remaniee#.Xw8dOPm69PY
(Consulté le 30/06/20)
15 On a assisté à une recrudescence des actes de haine en ligne pendant la crise sanitaire et le confinement auquel il a donné lieu :
https://www.20minutes.fr/high-tech/2770911-20200503-coronavirus-pourquoi-tant-haine-reseaux-sociaux-pendant-confinement
16 BIGOT Ch. ; « La majorité est restée droite dans ses bottes, sourde aux critiques et aux alertes qui venaient de toute part », op cit.
17 NUGA, K., Adoption de la Loi Avia sur la Cyberhaine, http://juristes-environnement.com/article_detail.php?id=4895
18 The Digital Services Act Package, https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/digital-services-act-package (Consulté le 04/07/20)