L'investissement socialement responsable : lorsque la finance et le développement durable se rejoignent…
Par Inas El Mansoury
Posté le: 23/09/2015 21:25
I. Approche historique de l’Investissement Socialement Responsable
« Argent et morale ne font traditionnellement pas bon mélange ». L’argent a été conçu comme un moyen, il s’agit d’une monnaie d’échange, mais il est devenu une fin en soi dans nombre des sociétés modernes. Cela a pour conséquence que, d’unité de mesure de la valeur, l’argent a acquis une valeur propre. La recherche de l’accumulation d’argent explique que les activités liées à l’argent ne répondent que difficilement à des considérations autres comme la morale ou l’éthique. L’investissement socialement responsable (ci-après « ISR ») en tant que concept alliant finance et considérations autres est donc un phénomène particulier. En effet, l’ISR permet à la finance de mesurer des espaces qui jusque-là lui échappaient : environnement et société.
Il est difficile de dater précisément l’apparition de l’ISR car les auteurs n’ont pas tous la même approche historique en fonction de leur propre interprétation de la notion d’ISR. Cependant, il semble consensuel de distinguer trois périodes. L’apparition de l’ISR est en premier lieu empreinte de considérations religieuses (A), elle est en deuxième lieu alimentée par des revendications sociales et politiques (B) pour en troisième lieu évoluer plus largement en réponse à la mondialisation et en parallèle avec le concept de développement durable (C).
A. L’investissement empreint de considérations religieuses
Plusieurs auteurs font remonter les origines de l’investissement responsable aux cultures religieuses monothéistes puisqu’en effet, les religions monothéistes dominantes ont chacune une conception du lien qui doit exister entre finance et morale et chacune de ces conceptions. Ainsi, la religion juive permet aux juifs d’accorder des prêts à intérêts aux non-juifs et des prêts sans intérêt aux juifs alors que les chrétiens et les musulmans proscrivent les prêts à intérêts pour tous. Le fondement de ces interdictions est que le temps appartient à Dieu.
Mais, la majorité des auteurs date l’origine de l’ISR au XVIIème siècle aux Etats-Unis comme le fait des Quakers. Les Quakers sont une communauté britannique de confession protestante créée en 1747 par George Fox. Les valeurs de cette communauté sont fondées sur la simplicité et l’austérité, ainsi les Quakers prônent l’égalité et refusent la possession de richesses. Les Quakers, qui travaillent dur et réinvestissent leurs bénéfices dans des outils de travail, deviennent rapidement des acteurs économiques de première importance. Persécutés à cause de leurs croyances particulières, nombre ont fuit et ce, notamment aux Etats-Unis. Ils furent parmi les premiers à refuser de s’enrichir sur l’esclavage et l’officialisèrent dans un congrès en 1758, le Quaker Philadelphia Yearly Meeting.
Dans les années 1920, aux Etats-Unis, les premiers fonds éthiques sont portés par des congrégations religieuses qui se basent sur la morale chrétienne du Nouveau Testament. Ces fonds d’investissement ont une politique d’investissement excluant les entreprises ayant des activités de péchés, les « sin stock », c'est-à-dire les activités liées à l’alcool, le tabac, l’armement, la pornographie et les jeux d’argent. Le premier fonds créé est le Pioneer Fund de Boston.
Ainsi, au début du 20ème siècle, ces premiers fonds d’investissement intégrant des critères extra-financiers intégraient des considérations éthiques et plus précisément religieuses. Pour un auteur, les fonds de cette première génération reléguaient la performance financière au second plan, en ce qu’ils posent « la question de la finalité morale de l’acte individuel d’investissement » comme premier déterminant. Cette période correspond à l’essor du capitalisme et aux théories du déclin social qu’il engendre ; en cela, « l’ISR éthique est une étape et un moyen dans la construction d’un capitalisme plus moral ».
B. L’investissement utilisé comme outil de revendications politiques et sociales
Dans les années 1960, toujours aux Etats-Unis, la seconde génération de fonds éthiques est l’expression de revendications politiques et sociales qui sont conjoncturelles et géographiquement délimitées. Ces fonds sont d’actions militantes. En effet, il s’agit d’une période où débute la crise du fordisme et le mouvement des droits civiques. L’ISR a alors pour objectif de faire pression sur les entreprises pour qu’elles modifient leurs comportements et ceci dans l’objectif final de rendre la société plus morale.
Deux revendications principales correspondent à cette période : (i) la contestation de la guerre au Vietnam, menée par des mouvements étudiants, qui font pression au sein des fondations de leurs universités pour que celles-ci excluent de leurs portefeuilles d’investissements les entreprises ayant des activités liées à la guerre au Vietnam ; et (ii) la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, menée par exemple par le prêtre Léon Sullivan, alors administrateur de General Motors, qui va établir en 1977 des principes responsables à destination des entreprises ayant des activités dans ce pays, les « Principes Sullivan ».
A partir des années 1980 dans les pays anglo-saxons et à partir des années 1990 en Europe continentale, l’ISR se développe à la faveur des théories sociales critiquant le rôle des entreprises, qui, ayant gagné en pouvoir à la faveur de la mondialisation, ne recherche que leur profitabilité. La notion de responsabilité sociale des sociétés privées apparaît en réponse à leur important pouvoir, notamment économique, dans la société. En 1984, Freeman développe la théorie des parties prenantes, laquelle va fortement contribuer à l’essor de la notion de responsabilité sociale en considérant que l’entreprise « doit assumer des responsabilités qui vont au-delà de sa sphère d’activités directes ». Dans ce cadre, les valeurs défendues par les investisseurs ne sont pas individuelles comme précédemment mais collectives. Les objectifs de l’ISR ne sont pas purement économiques car ils sont portés par des valeurs sociales : l’entreprise a un rôle et une responsabilité envers toutes les parties prenantes.
C. L’investissement dans le développement durable
Depuis les années 1990 et de manière encore plus prégnante depuis les années 2000, l’ISR se développe fortement en parallèle avec les concepts de développement durable et de responsabilité sociétale des entreprises.
Dans le même temps, l’ISR semble de plus en plus se rattacher à un référentiel économique et être une technique d’investissement parmi d’autres ayant pour objectif la performance financière. C'est-à-dire que l’ISR n’est plus exclu de la logique financière mais intégré à celle-ci: la politique d’investissement des fonds ISR de cette génération intègre une analyse financière classique et une analyse extra-financière. Cette analyse extra-financière correspond à la prise en compte de la politique environnementale, sociale et de gouvernance des entreprises avec l’idée que les entreprises performantes dans ces domaines sont nécessairement rentables sur le long terme. « Dans ce cadre théorique, l’ISR trouve sa légitimité dans le fait qu’il constitue une voie royale vers un rendement économique dans la durée ». L’idée est que prendre en compte l’entreprise dans son ensemble lors d’une décision d’investissement est rentable sur le long terme, cela créé de la « valeur actionnariale ». Pour certains, cette rentabilité est liée au fait qu’une bonne politique ESG valorise l’entreprise en terme d’image et de réputation et pour d’autres l’idée est qu’une bonne politique ESG ne fait qu’anticiper l’évolution de la réglementation et les attentes des consommateurs.
Un auteur a expliqué l’évolution de l’ISR par une approche historique qui fait ressortir deux principaux types d’ISR se différenciant par les valeurs qui animent les investisseurs y ayant recours. Ainsi jusqu’aux années 1990, l’ISR est construit dans un référentiel sociétal c'est-à-dire qu’il est une forme d’investissement exclue de fait de la finance car il fait appel à des valeurs individuelles et/ou collectives. Ensuite, l’ISR s’intègre à la finance et se construit donc dans un référentiel économique car il recherche la performance financière et recherche alors une légitimité dans le secteur financier.
II. Approche théorique de l’ « investissement socialement responsable »
Issu du terme « socially responsible investment », le concept d’ISR reste polysémique et peu stabilisé, « comme le montre l’absence de consensus autour de la définition ». Pour une première approche, il sera retenu une définition large et consensuelle de l’ISR. «L’ISR peut être définit comme un investissement en valeurs mobilières, qui intègre dans ses choix des critères non financiers sans sacrifier les performances financières ».
Il y a donc deux critères retenus par les auteurs : l’investissement est décidé en fonction de critères extra-financiers (A) et l’investissement doit avoir un objectif de performance financière (B).
A. L’intégration de critères extra-financiers à la politique d’investissement
Pour définir plus spécifiquement les critères extra-financiers pris en compte, il convient de distinguer deux approches de la notion d’ISR. En effet, certains auteurs considèrent que la notion d’ISR correspond à un investissement intégrant des critères extra-financiers relevant de tous types de valeurs ou considérations qui ont évolué en fonction des préoccupations des investisseurs (a) et d’autres auteurs considèrent que l’ISR est une forme d’investissement intégrant des critères extra-financiers spécifiques qui relèvent des préoccupations du développement durable (b).
a. La conception large de l’ISR
Selon cette approche que nous qualifierons d’ « approche large », l’ISR est une forme d’investissement qui est apparue il y a près de cent ans et qui « a su évoluer et s’adapter à la société et aux attentes de celle-ci pour traverser le siècle et les continents ».
Dans cette logique, la terminologie d’ISR a été retenue après hésitation sur la dénomination de fonds éthiques ou fonds de développement durable car comme la responsabilité renvoie à des systèmes de valeurs (morales, religieuses, développement durable…) et qu’aujourd’hui le système de valeurs structurant est la responsabilité sociale des entreprises, l’utilisation du vocable ISR est devenue majoritaire. Ainsi, l’ISR correspond pour la finance au pendant de la responsabilité sociale des entreprises.
Cette définition de l’ISR repose sur une présentation catégorielle mais en pratique les différentes valeurs peuvent se combiner.
b. La conception restreinte de l’ISR
Dans cette approche, l’ISR est une forme d’investissement éthique parmi d’autres. L’investissement éthique est « ce que fait un investisseur quand il se conforme à un ensemble de valeurs et de règles morales propres à son groupe ou sa culture » (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Debove- Rey et Rey cité dans s« L’investissement éthique, analyse juridique», Elizabeth FORGET). Pour tous les auteurs, la finance éthique intègre des critères extra-financiers.
Plusieurs auteurs s’interrogent en effet sur la distinction ou la similitude des définitions d’investissement éthique et d’ISR et constatent que le terme de finance éthique est de moins en moins utilisé. A côté de la finance dictée uniquement par des considérations financières, existe la finance alternative au sein de laquelle on trouve deux sous-ensembles : la finance éthique et la finance socialement responsable. La première repose sur l’intégration de critères religieux, confessionnels ou éthiques dans la politique d’investissement et la seconde repose sur l’intégration de critères non religieux et plus précisément de critères ESG.
Ainsi, Isabelle Riassetto fait une distinction entre finance éthique et finance socialement responsable. Cette conception est notamment celle d’Elizabeth Forget qui explique son choix terminologique dans sa thèse. Pour cette auteure, l’investissement éthique est tout d’abord un investissement fondé sur des valeurs. Ces valeurs peuvent être religieuses, séculières ou de solidarité. En théorie, l’investissement éthique pourrait reposer sur des valeurs immorales, l’idée serait la concentration d’investissement dans des valeurs jugées immorales comme les jeux, ou la pornographie. Mais en pratique ces valeurs ne sont pas promues par les codes ou les labels en tant qu’investissement éthique ou responsable.
Reposant sur des valeurs de responsabilité sociétale, l’ISR est une branche de l’investissement éthique qui repose sur des valeurs philosophiques d’essence politique. L’ISR serait alors né lors des mouvements de contestations sociales dans les années 1960-1970 aux Etats-Unis (et les initiatives antérieures d’investissements reposant sur des critères extra-financiers sont dans ce cas définis comme relevant de l’investissement éthique).
Il faut également distinguer les notions d’investissement éthique, et a fortiori ISR, de l’impact investment. Des entreprises ayant des activités controversées comme les entreprises pétrolières sont présentes dans des fonds ISR malgré l’impact social et environnemental négatif de certaines de leurs activités. Leur place dans ces fonds est justifiée par le fait que, par ailleurs, ces sociétés financent des actions en faveur de l’environnement à travers leurs fondations notamment. Elles sont ainsi considérées comme les meilleures parmi leurs pairs, les best in class. Au contraire, les entreprises que les investisseurs appliquant l’impact investing choisissent ont une activité responsable en matière sociale et environnementale. Ces entreprises ont pour finalité « la maximisation de leur impact social, sociétal ou environnemental, que ce soit à travers leurs processus de production ou par les produits qu’elles proposent » . Ici la distinction est sur l’impact recherché de l’investissement : l’ISR cherche à minimiser les impacts négatifs et l’impact investing cherche à avoir un impact vraiment positif sur les sujets ESG en investissant dans des émetteurs dont l’activité même tend à avoir un impact social et environnemental positif. C’est une forme d’investissement solidaire car il cherche à générer des impacts positifs en direction des personnes placées au plus bas de l’échelle sociale (c'est-à-dire au bas de la pyramide (Bottom of the Pyramid)).
B. La recherche d’une performance financière
L’ISR n’est pas animé par la philanthropie ou le désintéressement. Le critère de la recherche de performance financière permet de différencier l’ISR d’autres formes d’investissement qui sont la micro-finance (a) ou la finance solidaire (b).
a. La micro-finance
La micro-finance a pour objet de lutter contre l’exclusion bancaire et de favoriser l’insertion des bénéficiaires dans le secteur bancaire : il n’y a pas d’objectif de performance financière.
b. La finance solidaire
La finance solidaire est généralement gérée dans le cadre de fonds de partage. Il s’agit de « fonds d’investissement qui reversent tout ou partie de [leurs] revenus à un ou plusieurs organismes ou associations reconnus d’utilité publique (associations caritatives, ONG etc.) liés au fonds ». L’investissement solidaire est encadré par la loi 2001 sur l’épargne salariale et l’instruction AMF de 2011 sur l’épargne salariale. En droit français, les investissements intégrant la notion d’économie sociale et solidaire peuvent prendre la forme de FCPE solidaires ou d’OPCVM solidaires. En droit européen, cette forme d’investissement est au cœur de la stratégie Europe 2020 et la Commission européenne contribue à son développement avec l’Initiative pour l’Entreprenariat Solidaire. Cette forme d’investissement prend la forme de fonds d’entreprenariat social européens (définit dans le Règlement européen 346-2013) et des fonds EuseF. Un auteur a souligné, qu’outre la renonciation à une partie des bénéfices, l’investissement solidaire se différencie également par les instruments financiers qui en sont l’objet : il s’agit majoritairement d’obligations, afin de limiter les risques, contrairement aux fonds ISR qui sont majoritairement en actions.
En conséquence, dans ces cas, l’investisseur renonce à tout ou partie des bénéfices.
Sources:
- « L’émergence de l’Investissement socialement responsable en France : le rôle des sociétés de gestion », Frédérique Déjean, Revue de l’organisation responsable, Juin 2006
- « L’investissement éthique, analyse juridique», Thèse de Elizabeth Forget, « Droit de l’entreprise », Presses universitaires de Strasbourg _ Préface de Isabelle Riasetto de Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P)
- « Qu’est-ce que l’Investissement Socialement Responsable ? », Diane-Laure Arjaliès, Professeur Assistant, Département Comptabilité-Contrôle de gestion, HEC Paris
- Dictionnaire critique de la RSE, Postel Nicolas, Presses Universitaires du Septentrion, Coll : Capitalismes, éthique, institutions
- Instruction de l’AMF du 17 juillet 2007 et arrêté du 3 octobre