
Responsabilité du fait des produits défectueux : la réponse inattendue de la CJCE
Par Remi NOUAILHAC
Juriste HSE Corporate
Total SA
Posté le: 26/06/2009 17:12
Alors que jusqu’à présent la CJCE privilégiait une transposition au cordeau de la directive relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, elle opère par son arrêt du 4 juin 2009 un assouplissement inattendu en reconnaissant la possibilité aux Etats membres d’inclure également parmi les dommages réparables, ceux causés aux biens à usage professionnel.
1. Une jurisprudence visant traditionnellement une harmonisation totale
La France l’a appris à ses dépens : en matière de transposition de la directive relative à la responsabilité du fait des produits défectueux (1), la Cour de justice des Communautés européennes (« CJCE ») a eu coutume de privilégier une harmonisation totale. Elle a ainsi condamné, dans la transposition faite par les Etats membres, toute « adaptation » du régime de responsabilité, que celle-ci soit relative aux responsables visés (2) ou encore à la restriction de l’indemnisation des dommages matériels (3).
Au regard de l’objectif de protection des consommateurs, on pouvait légitimement questionner cette sévérité, et se demander en quoi des dispositions nationales, souvent plus favorables aux victimes, contredisaient la directive. Mais l’objectif de protection cohabite avec l’objectif permanent et quasi immanent de la Communauté européenne, à savoir celui d’assurer une concurrence non faussée en vue d’assurer la libre circulation des marchandises. En réalité, comme on le constate à la lecture du premier considérant, c’est cet objectif économique qui est en réalité prépondérant dans la directive :
« le rapprochement des législations des États membres en matière de responsabilité du producteur pour les dommages causés par le caractère défectueux de ses produits est nécessaire du fait que leur disparité est susceptible de fausser la concurrence, d'affecter la libre circulation des marchandises au sein du marché commun et d'entraîner des différences dans le niveau de protection du consommateur contre les dommages causés à sa santé et à ses biens par un produit défectueux »
L’harmonisation juridique est donc envisagée comme un moyen de parvenir à une concurrence la plus libre possible.
C’est dans cet esprit que la CJCE a considéré que le fait, pour un Etat membre, d’édicter des règles plus favorables aux victimes que la directive ne le prévoyait tendait à conférer à ses opérateurs nationaux, nécessairement mieux insérés dans le tissu économique national, un avantage de nature à fausser la concurrence. Cet avantage résulte essentiellement des volumes de produits commercialisés sur le territoire de l’Etat membre : le producteur engage a priori beaucoup plus d’investissements sur son marché national, et par conséquent sera mieux à même d’amortir la charge financière (essentiellement assurantielle) d’une responsabilité accrue.
Ainsi, les législateurs nationaux avaient, supposait-on, pour consigne communautaire de « coller » au plus près à la directive dans toutes ses dispositions.
2. De nouvelles considérations dans un arrêt inattendu
Dans une affaire arrivée devant la 2e chambre civile de la Cour de cassation, celle-ci a renvoyé à la CJCE (4) aux fins de répondre à la question préjudicielle qu’on résumera sous la forme suivante : une législation nationale transposant le régime de responsabilité du fait des produits défectueux peut-elle permettre à la victime de demander réparation du dommage causé à une chose à usage professionnel ?
En effet, outre les dommages aux personnes, la directive vise aussi les dommages causés aux choses. Mais l’article 9 de la directive précise que le terme « dommage » s’entend alors d’un dommage causé à une chose qui « 1) soit d'un type normalement destiné à l'usage ou à la consommation privés, et 2) ait été utilisée par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés ».
Il semble donc bien que la directive ait exclu que soient réparés, par le régime de responsabilité du fait des produits défectueux, les choses à usage professionnel.
Au vu de la politique d’harmonisation totale menée par la CJCE dans l’interprétation de la directive, il paraissait donc évident, aux yeux des commentateurs de l’arrêt de renvoi, que celle-ci répondrait par la négative (5).
Mais contre toute attente, la CJCE a répondu positivement (6) :
« La directive (…) ne s’oppose pas à l’interprétation d’un droit national ou à l’application d’une jurisprudence interne établie selon lesquelles la victime peut demander réparation du dommage causé à une chose destinée à l’usage professionnel et utilisée pour cet usage ».
La justification en est donnée en deux temps :
1. Les dommages aux biens à usage professionnel et utilisés pour cet usage ne rentrent pas dans le champ d’application de la directive (7).
2. L’objectif d’assurer une concurrence non faussée ne s’oppose pas à ce que le régime de responsabilité du fait des produits défectueux soit étendu par des législations nationales à la réparation de dommages ne rentrant pas dans ce champ d’application (8).
La motivation de la seconde considération n’est pas explicitement exposée par la Cour. On peut se demander en quoi cette souplesse n’est pas contraire à l’harmonisation totale sous-tendue par l’objectif de concurrence non faussée. Jusqu’à cet arrêt, toute modification du régime de responsabilité du fait des produits défectueux s’était vu condamner impitoyablement. Il en est certes autrement ici puisque c’est au niveau du champ d’application que la Cour laisse, aux législateurs nationaux, une certaine latitude.
Mais néanmoins, en suivant le raisonnement antérieurement opéré, il n’est pas du tout sûr que cette latitude ne puisse pas engendrer, pour les opérateurs économiques nationaux des Etats qui adopteraient cette extension du champ d’application, un avantage anticoncurrentiel. En effet, si l’on se place du point de vue du producteur du produit dont le défaut a causé le dommage, la charge assurantielle est après tout similaire, que la chose endommagée soit utilisée à des fins privées ou professionnelles. On peut même considérer que les dommages aux choses à usage professionnel sont susceptibles de comporter des chefs de préjudice plus importants du fait des pertes d’exploitation envisageables.
Ainsi, il est difficile de cerner précisément les motivations de cette réponse inattendue de la Cour. S’agit-il d’une démarche de politique juridictionnelle, et a-t-elle jugé opportun de tempérer sa sévérité devant le mécontentement qui a pu être exprimé à l’encontre de son « impérialisme » (9) en matière d’harmonisation des législations ?
NOTES
(1) Cons. CE, dir n° 85/374/CEE, 25 juil. 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux : JOCE n° L 210, p. 29.
(2) CJCE, 25 avril 2002, C-52/00, Comm. CE c. Rép. française : Rec. CJCE, 2002, p. I-03827, D. 2002, p. 2462, RTD civ. 2002, p. 868. V. aussi : CJCE, 14 mars 2006, C-177/04, Comm. CE c. Rép. française : D. 2006, p. 1259, RTD civ. 2006, p. 265.
(3) Idem.
(4) Com., 24 juin 2008, n° 07-11744, Moteurs Leroy Somer c. Dalkia France et a.
(5) P. JOURDAIN, « Quid de la réparation des dommages causés aux biens à usage professionnel ? », RTD civ., 2008, p. 685.
(6) CJCE, 4 juin 2009, C-285/08, http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/gettext.pl?where=&lang=fr&num=79909395C19080285&doc=T&ouvert=T&seance=ARRET
(7) CJCE, C-285/08, considérants 27 et 28.
(8) CJCE, C-285/08, considérant 30.
(9) J.-S. BORGHETTI, « Le dommage réparable en matière de responsabilité du fait des produits défectueux », D. 2008, p. 2318.