Que se passerait-il si les craintes sur la nocivité des nanoparticules et des nanomatériaux s’avéraient fondées, au moins pour certains d’entre elles ? Une certains nombres de juristes se sont effectivement interrogés sur les hypothèses de responsabilité civile et pénale. La responsabilité civile désigne l’ensemble des règles qui obligent l’auteur d’un dommage causé à autrui à le réparer en offrant une compensation à la victime. La mise sur le marché de nanomatériaux pourrait provoquer des dommages ouvrant la porte à des actions en responsabilité sur différents fondements : responsabilité pour faute, responsabilité du fait des choses, troubles anormaux de voisinage…
Selon une étude du dictionnaire permanent, un régime de responsabilité paraît particulièrement intéressant ici à développer ; la responsabilité du fait des produits défectueux. La responsabilité du fait des produits défectueux est régie par les articles 1386-1 et suivants du code civil, issus de la (LOI no 98-389 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux , 1998) transposant la (Directive 85/374/CEE du Conseil relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, 1985). Il s’agit d’une responsabilité de plein droit : « le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu’il soit ou non lié par un contrat avec la victime » - Code civil, article 1386-1. Ceci dès lors que le demandeur parvient à prouver « le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage » (Code Civil) article 1386-9 (Permanent, 2013).
Au niveau du champ d’application, au terme de l’étude, les nanomatériaux (ou les produits en contenant) peuvent sans difficulté entrer dans la catégorie des produits, la notion ayant été très largement définie - Code civil, article 1386-16. Quant au « producteur » responsable, l’article 1386-6 du code civil pose qu’ « est un producteur, lorsqu’il agit à titre professionnel, le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première, le fabricant d’une partie composante ». Quand il ne peut être identifié, le vendeur, le loueur ou tout autre fournisseur professionnel, est responsable du défaut de sécurité du produit, dans les mêmes conditions que le producteur, à moins qu’il ne désigne son propre fournisseur ou le producteur - Code civ. Art. 1386-7. En cas de dommage causé par le défaut d’un produit incorporé dans un autre, le producteur de la partie composante et celui qui a réalisé l’incorporation sont solidairement responsables – Code civil, art. 1386-8. EDF SA est principalement concernée par la responsabilité du fait des produits défectueux comme producteur voire importateur de produits contenant des substances nanoparticulaires. EDF SA doit donc prendre des dispositions préventives afin de recenser les produits contenant des substances nanoparticulaires produit ou importés par ses soins. De nombreuses fonctions du groupe sont donc impliquées dans la prévention de produits défectueux (EDF, Services Etudes Médicales) (Vergès, 2008).
En ce qui concerne les conditions de mise en œuvre de la responsabilité du fait des produits défectueux, pour l’essentiel, quatre conditions doivent être réunies : le respect des délais pour agir – double délai de dix ans après la mise en circulation du produit qui a causé un dommage, sauf action en justice – Code civ., art. 1386-16, et de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur – c.civ.,art.1386-17 la preuve de l’existence du défaut de sécurité (produit n’offrant pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre), la preuve du dommage allégué, ainsi que la démonstration d’un lien de causalité entre le préjudice et le défaut du produit. Ces différents éléments sont susceptibles de donner lieu à des difficultés s’agissant des nanoparticules, des nanomatériaux ou des produits en contenant. D’abord, il est à craindre que les délais pour agir empêchent l’indemnisation de certaines victimes, mêmes diligentes. Relier un nouveau produit à une pathologie est un processus complexe, qui requiert la réalisation d’expériences et d’études et demande donc beaucoup de temps. Dans les cas où plus de dix années séparerons les premiers indices de la pleine reconnaissance du caractère pathogène du produit, les victimes initiales risquent de ne recevoir aucune indemnité du producteur. De plus, le dommage met parfois très longtemps à être détecté (comme cela a été le cas pour le diéthylstilbestrol qui, des décennies après les premières prescriptions, a causé des anomalies génitales, des cancers et des stérilités chez de nombreux enfants nés de mères ayant absorbé du DES au cours de leur grossesse). Ensuite la définition du « défaut du produit » laisse une grande marge d’interprétation. L’ « attente légitime » n’est pas ici celle d’un consommateur particulier – de la victime par exemple – mais plutôt celle du public en général, telle qu’appréciée a posteriori par le juge. Il s’agit ici d’un concept dérivé du droit anglo-saxon. Il est important de préciser, notamment dans le cas des produits contenant des nanomatériaux, qu’un produit n’est pas nécessairement défectueux lorsqu’il est dangereux par nature – c’est à dire que le produit ne pourrait servir à la fonction qui lui est assignée sans comporter un danger. C’est le cas des produits chimiques et des médicaments. Par contre les aliments et les cosmétiques ne sont par nature pas dangereux. Autrement dit, on ne conçoit pas la « sécurité à laquelle on doit légitimement s’attendre » de la même façon pour un produit nocif par nature, et pour un produit non nocif. Dans le cas d’un produit nocif, la préoccupation primordiale du producteur doit être d’empêcher que le danger identifié atteigne l’utilisateur, notamment par la délivrance d’informations appropriées – c. civ.1386-4 al.2, à l’image des Fiches de données de sécurité sous le règlement REACH ou des notices d’utilisation pour les médicaments. En effet, le juge a pour obligation de tenir compte, « dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre (…) de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation » (Permanent, 2013). Les informations délivrées sur l’étiquette ou tout document accompagnant le produit sont donc décisives dans l’appréciation de la responsabilité du producteur. Dans le cas où EDF serait amené à produire des produits contenant des nanomatériaux, l’indication des précautions d’utilisation, des effets indésirables éventuels, l’indication des précautions particulières d’emploi du produit, les mises en gardes contre certaines utilisation ou circonstances d’emploi en fonction de l’utilisation qui peut en être faîte par les personnes auxquelles est destiné le produit (professionnel, consommateur etc) sont essentielles pour garantir la sécurité du produit à l’égard des destinataires de celui-ci. En résumé, la notice, ou la fiche de données doit préciser correspondre à un rapport bénéfices (cas d’utilisation, mode d’emploi) / risques (précautions d’emploi, mises en garde, précautions particulières, effets indésirables etc) sur le plan de la santé des utilisateurs (Borghetti, 2004).
Enfin, d’évidents problèmes surgissent lorsque l’on aborde la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité entre les deux. A ce stade du développement des nanotechnologies et des nanomatériaux, il est difficile de déterminer les préjudices que pourraient causer des produits contenant des nanomatériaux ou nanoparticules. En sus de maladies déjà identifiée (allergies, cancers…), de nouvelles pathologies inconnues pourraient émerger, avec toutes les difficultés probatoires que cela impliquerait. La profonde incertitude que crée l’introduction d’innovations telles que celles issues ou promises par les nanotechnologies amène aussi à envisager la possibilité que les plaideurs invoquent des préjudices liés à l’inquiétude et à l’angoisse. Ce type de dommage paraît appelé à une reconnaissance croissante depuis que la Cour de cassation a approuvé des juges du fond pour avoir caractérisé, à raison de l’inquiétude de salariés exposés à l’amiante, « l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété » (Société Ahlstrom Labelpack c/ Ardilley et a. , 2010).
Quant à la démonstration, par le demandeur, d’un lien de causalité entre le préjudice et le défaut du produit, elle soulève également des difficultés, précisément en raison des incertitudes scientifiques et techniques, qui demeurent. Le recours à l’expert sera sans doute nécessaire pour aider le juge, mais il ne sera pas facile de déterminer la personne adéquate, cette spécialité ne figurant pas sur les listes des experts agrées, et les controverses en cours rendraient la désignation de tel ou tel expert, potentiellement contestable. En tout état de cause, si l’expert affirme, de manière argumentée et documentée, que la relation causale entre fait générateur et préjudice est nettement établie ou démentie, sa prise de position emportera le plus souvent la conviction du magistrat, bien que ce dernier soit en principe libre de sa décision – principe d’indépendance des magistrats. L’influence de l’expert s’avère moins nette lorsque les connaissances apparaissent insuffisantes et les discussions scientifiques trop vives. En l’absence d’éléments scientifiques suffisamment convaincants, les parties peuvent recourir à des présomptions du fait de l’homme, qui doivent être graves, précises et concordantes (Wiart c/ Sté Laboratoire Glaxosmithkline et a. , 2009) (, Beaulaton c/ CPAM de la Sarthe , 2008). Ces présomptions étant abandonnées aux lumières et à la prudence des juges du fond, le risque de divergences d’appréciation selon les juridictions est réel, malgré la similarité des cas.
L’exonération pour risque de développement
Pour se défausser d’une éventuelle reconnaissance de sa responsabilité le producteur pourrait se prévaloir de l’exonération pour risque de développement. En effet la spécificité des nanomatériaux et des nanoparticules réside à ce jour dans l’insuffisance des connaissances scientifiques et techniques sur leurs comportements, leur éventuelle nocivité et sur les mesures à mettre en œuvre pour éviter la réalisation de ces risques potentiels. Or, lorsque le défaut inhérent au produit était, au moment de sa mise en circulation imprévisible, insoupçonné, indécelable, voire inévitable, car l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de cette mise en circulation ne permettait pas de l’identifier, la loi n° 98-389 du 19 mai a introduit une exonération pour risque de développement. L’article 1386-11 du code civil, applicable aux produits dont la mise en circulation est postérieure à la date d’entrée en vigueur de la loi, dispose que le producteur est responsable de plein droit, à moins qu’il ne prouve que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut. Cette cause d’exonération pourrait être invoquée par les producteurs mis en cause suite à des dommages causés par des produits incorporant des nanoparticules ou des nanomatériaux (Permanent, 2013)
L’appréciation de l’état des connaissances scientifiques et techniques
S’agissant de l’appréciation de l’état des connaissances, la Cour de justice de l’Union européenne précise que l’appréciation de « l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit » n’est pas circonscrite à la pratique et aux normes de sécurité en usage dans le secteur industriel dans lequel opère le producteur, mais vise de manière étendue, toutes les connaissances scientifiques et techniques, y compris à son niveau le plus élevé, au moment de la mise en circulation du produit. A la façon des juges anglo-saxons, la Cour considère que « l’exonération ne dépend pas de l’état des connaissances dont le producteur en cause est ou pouvait être concrètement ou subjectivement informé, mais [de] l’état objectif des connaissances scientifiques et techniques dont le producteur est présumé être informé » (§27). Toutefois, elle considère que « le libelle de [la directive] implique (…) que les connaissances (…) pertinentes aient été accessibles au moment de la mise en circulation du produit » (§28). Finalement la Cour retient que pour « se libérer de sa responsabilité (…), le producteur d’un produit défectueux doit établir que l’état des connaissances techniques et scientifiques, en ce compris son niveau le plus avancé, au moment de la mise en circulation du produit en cause ne permettait pas de déceler le défaut » - CJCE, 29 mai 1997 (Commission c/ Royaume – Uni, 1997) (Canselier, 2003).
Malgré ces précisions juridiques, en pratique, l’appréciation de l’état des connaissances scientifiques et techniques du moment soulève de nombreuses difficultés. Selon Bary et Canselier, que faut-il entendre exactement par « connaissances scientifiques et techniques pertinentes » ? Cela comprend –il les opinions isolées ou les hypothèses minoritaires ? Le simple doute concernant la fiabilité d’un produit doit-il être pris en considération ? Quand des connaissances doivent – elles être tenues pour « accessibles » ? La publication dans une revue scientifique ou la communication lors d’un colloque constitue-t- elle un critère suffisant, ou nécessaire, pour qu’une connaissance soit considérée la fois comme scientifique et accessible ? (Canselier M. B., 2012, p. 195) S’agissant des nanomatériaux et nanoparticules, ces interrogations sont d’autant plus pertinentes, car les difficultés sont accrues en raison de leur grande diversité. A titre d’illustration selon Monica, sous l’appellation générique de nanotubes de carbones se cache en réalité une variété d’objets aux propriétés distinctes, en fonction, notamment, du nombre de parois, de leur taille ou encore du procédé de fabrication dont il sont issus. Par exemple, certaines études ont suggéré une dangerosité des nanotubes de carbone multiparois comparable à celle des fibres d’amiante. D’après Monica, ces études sont controversées et incomplètes (J.C. Monica, 2008). Faut-il néanmoins considérer qu’elles correspondent au niveau le plus avancé des connaissances scientifiques et techniques ? Permettent-elles de dire qu’un risque pour la santé eut d’ores et déjà être décelé, y compris pour des nanotubes de carbone autres que ceux utilisés lors de l’expérimentation ? Sont-elles pertinentes pour ce qui concerne l’homme, alors qu’elles rendent compte de résultats expérimentaux obtenus dans des conditions très éloignées des modes d’exposition raisonnablement prévisibles ? Empêcheraient-elles le producteur d’invoquer l’exonération pour risque de développement ? Selon l’étude de Bary et Canselier, pour l’heure, aucune réponse ne semble pouvoir être apportée à ces questions.