
La Commission Européenne vole au secours des abeilles
Par Aude COSNIER
Juriste environnement et urbanisme Aeroports de Paris
Aeroports de Paris (ADP)
Posté le: 11/05/2013 12:34
« Si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quelques années à vivre », prédisait Albert Einstein pour qui les abeilles étaient « les sentinelles du monde ». Il savait en effet que les abeilles domestiques et sauvages contribuent à la pollinisation de 80 % des espèces de plantes à fleur. La Commission Européenne a montré qu’elle aussi se soucie de l’avenir de l’abeille en annonçant la suspension provisoire (pour deux ans), à partir du 1er décembre 2013, de l'utilisation de 3 pesticides largement suspectés d'entraîner le déclin des abeilles.
Ce moratoire n’entrera en vigueur qu’à partir du 1er Décembre prochain afin de permettre aux agriculteurs européens, très gros utilisateurs de pesticides et de semences également enrobées, d’utiliser les substances déjà achetées pour ce printemps. Cette décision a du être prise par Bruxelles car les Etats membres n'ont pas réussi à dégager une majorité qualifiée en faveur de la suspension. En effet, quinze pays, dont la France et l'Allemagne, ont voté en faveur de cette interdiction. Huit, dont le Royaume-Uni, l'Italie et la Hongrie, ont voté contre et quatre se sont abstenus. Le vote serré s'explique notamment par l'existence de fortes pressions des lobbies industriels et agricoles. Des exceptions à ce moratoire existent toutefois pour l’utilisation de ces pesticides par des professionnels dans le cas de traitement des cultures sous serres et aussi sur celles en plein air mais seulement après la floraison.
Parmi d’autres, les produits les plus particulièrement incriminés sont trois pesticides dits néonicotinoïdes (clothianidine, imidaclopride et thiametoxam). Ces deniers éléments sont des matières actives contenues dans des insecticides parmi les plus utilisés au monde et que l'on retrouve dans des dizaines de produits tels le Cruiser, le Gaucho, le Poncho ou le Cheyenne. Ces pesticides sont principalement utilisés sur quatre grandes cultures : maïs (traité à 80 % avec des néonicotinoïdes), colza (60 %), tournesol (60 %) et coton. Les abeilles sont exposées à ces matières chimiques au contact du pollen et du nectar, à l'émission de poussières au moment du semis ou lors de la guttation de la plante. Ces derniers présentent des risques élevés pour les abeilles, selon une étude de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Mandatée par la Commission européenne, cette dernière s'est penchée sur les effets aigus et chroniques de ces trois substances (en traitement des semences ou en granulés) sur les abeilles, leur comportement, la survie des colonies et leur développement, ainsi que sur les larves et les risques engendrés par des doses sublétales.
Une étude menée par des équipes de recherche de l’INRA et du CNRS et des ingénieurs des filières agricoles et apicoles a établi l’impact de ce type d’insecticides sur la faculté des abeilles à retourner à leur ruche. Ces équipes ont mis en évidence un taux significatif de non-retour à la ruche par un phénomène de désorientation dû à l'intoxication à faible dose d'un insecticide de la famille des néonicotinoïdes : le thiaméthoxam, utilisé pour la protection des cultures contre certains ravageurs, notamment par enrobage des semences. Selon Syngenta, l’une des principales entreprises commercialisant le thiaméthoxam, les causes du déclin des abeilles sont toutes autres, à savoir le varroa (un acarien parasitant les abeilles), les maladies (tel que le champignon Nosema Ceranae) et les virus, le frelon asiatique, le manque de nourriture de qualité notamment en période creuse (fin de printemps et début d’été) et la perte d’habitats favorables aux abeilles sauvages. De plus, l’entreprise ajoute que la production de miel en France ne serait pas affectée par l’utilisation de ce pesticide.
L’argumentation des entreprises Syngenta (Cruiser) et Bayer Corp (Gaucho) s’appuie sur une publication du Forum Humboldt pour l’alimentation et l’agriculture qui montre qu’une telle interdiction serait néfaste économiquement et socialement. Ce rapport, rédigé suite à l’interdiction du Cruiser en France, insiste en particulier sur les risques de perte de compétitivité de certains territoires et de réduction de la production alimentaire, en cas d'interdiction de ce produit au niveau européen. Les conséquences, selon le document, seraient une importation de produits agricoles représentant l'équivalent de 30 millions d'hectares et une émission en résultant de 600 millions de tonnes de CO2. "Une éventuelle interdiction ou la suspension de la technologie NNi aurait d'énormes conséquences économiques (…). Sur une période de cinq ans, l'Union européenne pourrait perdre près de 17 milliards d'euros, 50.000 emplois dans l'ensemble de l'économie, et plus d'un million de personnes engagées dans la production arable en souffriraient". Autre conséquence invoquée d'une interdiction de ce type par ce même rapport : l'augmentation du prix des produits agricoles.
"Ce traitement améliore de manière significative les rendements des cultures, ce qui est essentiel au vu de la volatilité extrême sur les marchés, de l'augmentation des coûts des intrants, des mauvaises conditions météorologiques et de la demande alimentaire mondiale en pleine croissance », ont réagi dans un communiqué les coopératives agricoles Copa-Cogea. Il présente des gains économiques de quelque 4 milliards d'euros, favorisant l'emploi dans les zones rurales de l'UE". Afin de pouvoir établir un parallèle, il convient de comparer ces chiffres à la valeur économique de l’activité pollinisatrice des insectes, estimée par des chercheurs de l’INRA à 153 milliards d’euros, essentiellement grâce aux abeilles (programme Alarm, 2006-2009). Soit 9,5 % en valeur de l'ensemble de la production alimentaire mondiale. Les cultures qui dépendent des pollinisateurs assurent plus d’un tiers de la production mondiale de nourriture. L'étude a aussi mis en évidence que les cultures les plus dépendantes de la pollinisation par les insectes sont aussi celles qui ont la valeur économique la plus importante.
La France avait déjà avancé sur le dossier de la préservation des abeilles par une interdiction du Cruiser sur les cultures de Colza décidée en juin dernier par le ministre de l’agriculture, tandis que le Gaucho (dont la matière active est l’imidaclopride, du fabricant BAYER CorpScience) est suspendu pour les cultures de tournesol et de maïs, respectivement depuis 1999 et 2004. S’agissant du coton, il n'est pas produit dans l'Hexagone. Il faut savoir que les abeilles sont couvertes par la stratégie de santé animale de l’Union Européenne 2007-2013 et par la législation sur la certification et les exigences sanitaires en ce qui concerne les mouvements d’abeilles entre les États membres (directive 92/65/CEE). Ces exigences visent précisément à prévenir et contrôler un certain nombre de maladies et de parasites des abeilles, comme les coléoptères des ruches et les acariens des abeilles, qui peuvent se répandre par le mouvement de ces insectes et le commerce de produits apicoles, de végétaux et de fruits. Des règles de police sanitaire doivent également être respectées pour les importations en provenance de pays tiers d’abeilles et de bourdons vivants, afin d’éviter l’introduction dans l’UE de maladies exotiques des abeilles. Ces exigences sont appliquées depuis 2000 (règlement 2010/206/UE).
De plus, en 2010, la Commission européenne a publié une communication sur la santé des abeilles, pour exposer clairement les principaux problèmes liés à leur santé et les actions clés que l’UE avait l’intention de mener à ce sujet. Il semble donc que la Commission prenne ce problème à bras le corps mais n’oublions pas qu’il ne s’agit que d’un moratoire. Cette décision n'est donc pas définitive et peut être, à tout moment, partiellement ou totalement levée. Sachant que dès qu'une nouvelle information est disponible, et au plus tard dans les 2 ans, la Commission devra examiner à nouveau les conditions d'agrément de ces 3 néonicotinoïdes, en tenant compte des évolutions scientifiques et techniques pertinentes.
Les associations écologistes estiment donc ne pas avoir terminé leur combat, et notamment Greenpeace qui demande l'interdiction du fipronil, du chlorpyriphos, de la cyperméthrine et de la deltaméthrine. Le réseau PAN Europe (Pesticide Action Network) a quant à lui demandé à la Commission d'aller plus loin et d'interdire les pesticides pendant dix ans. « Je pense que l'opinion publique européenne a joué un grand rôle notamment en Allemagne » estime Henri Clement, porte-parole des apiculteurs. Constat qui semble en effet confirmé par les campagnes menées par les apiculteurs ou encore des associations écologistes comme Greenpeace, Pesticide Action Network ou encore l'ONG Avaz qui a recueilli plus de deux millions et demi de signatures pour sa pétition intitulée « Sauvons les abeilles ! »
Autre facteur de décision : le poids des arguments scientifiques qui, d'études en rapports, ont démontré la toxicité des pesticides sur les abeilles. Notamment de l’imidaclopride, de la thiaméthoxame et de la clothianidine, tous trois appartenant à la famille des néonicotinoïdes. « L’avis des grands organismes scientifiques, comme l'INRA en France, avec le rapport Henry en mai 2002, puis celui de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) en janvier 2003, ont été déterminants. Tous les deux ont, en effet, établi, de façon indiscutable, les effets nocifs des néonicotanoïdes utilisées dans les enrobages de semences, développant ensuite une toxicité tout au long de la croissance de la plante », souligne François Veillerette, le porte-parole de Générations Futures, connu pour son combat de longue date contre l'utilisation de pesticides dans l’agriculture intensive. Et d’ajouter « Pour nous aussi, c'est l'aboutissement d'un long combat que nous avons commencé à mener dans les années 90 contre, par exemple, l'utilisation du Gaucho, puis du Cruiser. »
Le lobby de la chimie a pourtant bataillé dur pour faire capoter cette interdiction des néonicotinoïdes. L'hebdomadaire The Observer a ainsi révélé une lettre d'Owen Paterson, le ministre britannique de l'environnement, adressée au groupe chimique suisse Syngenta dans lequel ce dernier avoue avoir été « extrêmement déçu» par la proposition de la Commission et « très actif » contre le moratoire … Et l'UIPP, qui regroupe la quasi-totalité des fabricants français de produits phytosanitaires, dénonce sur son site ce qu'elle appelle « une interprétation politique du principe de précaution ». D'ailleurs le forcing de dernière minute menée par les grands lobbys chimiques, appuyé plus discrètement par les organisations agricoles majoritaires comme la FNSEA qui a dénoncé « une décision hâtive », a amené la Commission européenne à repousser la date d' entrée en vigueur du moratoire du 1er juillet au 1er décembre et de demander, entre temps, des études complémentaires. « Je ne crois pas que désormais la Commission pourra revenir en arrière » estime Henri Clément, porte-parole des apiculteurs. Car l'opinion publique est désormais majoritairement convaincue que 'l'abeille est une sentinelle de l'environnement', comme le proclame l'intitulé de notre campagne ». Seul l’avenir le dira.